Vous êtes ici : Vaping Post » Société » Tobacco Bonds : histoire d’un scandale made in USA

Tobacco Bonds : histoire d’un scandale made in USA

Mis à jour le 8/01/2024 à 11h42
    Annonce

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi plusieurs États d’Amérique du Nord ont récemment, au mieux interdit les e-liquides aromatisés, et au pire, complètement banni les produits du vapotage ? Si vous pensez que tous souhaitent protéger la santé publique par ces actions (c’est du moins ce qu’ils clament), la vérité est en fait beaucoup plus compliquée que ça, et pour bien la comprendre, il faut expliquer ce que sont les Tobacco Bonds, et l’histoire du Tobacco Master Settlement Agreement.

Un peu d’histoire

1950

Tout commence avec le docteur Richard Doll. Enfermé dans son laboratoire, à Oxford, il feuillette une liasse de résultats d’analyses réalisées précédemment. Ces résultats ne sont pas le fruit d’une demande professionnelle, mais d’un travail purement personnel. L’homme s’intéresse pour la première fois aux effets du tabac sur la santé.

Tandis qu’il consulte les premières feuilles de son épais tas de papiers, il traverse la pièce puis jette soudainement son paquet de cigarettes. Il ne fumera plus jamais après ce geste.

Quelques mois plus tard, Doll publie un article1 dans le British Medical Journal. Il est le premier à démontrer un lien entre le tabagisme et le cancer. Un lien connu de tous aujourd’hui, mais qu’il est le premier à avoir prouvé par ses recherches.

« Ce dont personne ne s’est rendu compte à l’époque, c’est que le tabac contenait de faibles agents cancérigènes qui nécessitaient une exposition sur une longue période de temps pour avoir un effet », explique-t-il ainsi quelques années plus tard.

1971

Leo Burnett rentre chez lui après avoir travaillé à l’agence de publicité qui porte son nom, dans son manoir de Zurich. Il échange quelques mots avec sa femme, s’effondre, puis meurt d’une crise cardiaque.

Deux mois plus tôt, une cigarette à la main, l’homme se vante de ses exploits auprès de différents journalistes. Il explique comment il a réussi à créer le Marlboro Man.

Pendant 20 ans, il est le publicitaire préféré des cigarettiers. C’est d’ailleurs lui qui explique à Philip Morris, dans les années 90, qu’ils devraient « changer l’orientation » d’un rapport qui relie la fumée de cigarette au cancer du poumon. Ainsi, conseille-t-il, plutôt que d’expliquer qu’il faudrait réduire le tabagisme passif, une note de service suggère de faire campagne en faveur d’une « meilleure ventilation ».

1977

Cette année, des cadres de Philip Morris sont interviewés par la chaîne de télévision britannique Thames TV.

Les équipes tournent un documentaire intitulé Death in the West, qui suit 5 Américains de type Marlboro Man, qui meurent tous de maladies liées au tabagisme. Les interviews des dirigeants de PMI sont distillées au fur et à mesure du documentaire.

Avant présentation au grand public, le film est communiqué aux équipes de Philip Morris. Mécontents du résultat, ils clament s’être fait piéger et attaquent en justice la chaîne de télévision. PMI remporte le procès, et la diffusion du documentaire est interdite.

La même année, les 7 plus grands dirigeants de l’industrie du tabac se réunissent suite à l’appel de Tony Garrett, président d’Imperial Tobacco.

Tous assis autour d’une table ronde, ils fument et sont présents pour résoudre un problème qui est, selon leurs propres termes :

« Développer une stratégie défensive en matière de tabagisme et de santé, afin d’éviter que nos pays et/ou entreprises ne soient éliminés un par un, avec l’effet domino qui en résulte ».

La résistance du tabac s’organise, et prend le nom d’opération Berkshire.

À partir d’aujourd’hui, l’industrie du tabac ne se contentera plus de hausser les épaules face à la multiplication des preuves que le tabac est nocif. À partir d’aujourd’hui, elle cherchera à supprimer ces preuves, ou au moins les combattre.

Est alors entamée la création d’un processus de récit d’information parallèle complet, mettant en place des systèmes d’information rivaux ainsi qu’un consensus scientifique alternatif :

  • Le Center for Indoor Air Research, une unité de recherche composée de personnes de haut niveau, créée pour « maintenir la controverse » en ce qui concerne la preuve des effets néfastes du tabagisme passif,
  • INFOTAB, le bras du renseignement, conçu pour surveiller les organisations anti-tabac, pour « se faire des alliés », et réfuter les données du lobby anti-tabac.

1997, création du Tobacco Master Settlement Agreement

Au cours de toutes les années citées précédemment, plus de 800 plaintes privées ont été déposées contre l’industrie du tabac. Tous les procès, sans exception, ont été remportés par les accusés. L’industrie du tabac possède des fonds illimités, et réussit toujours à trouver un moyen de gagner les nombreux procès dirigés contre elle.

Cependant, cette année-là, les avocats sont présents par milliers, et une grande conférence est donnée au ANA Hotel de Washington. La journée est historique. Après un long procès au cours duquel 46 États se sont ligués contre l’industrie du tabac, cette dernière a plié.

Cette victoire prend la forme d’un accord signé au mois de novembre 1998, le Tobacco Master Settlement Agreement (MSA). Il engage l’industrie du tabac (Philip Morris, Inc., R. J. Reynolds Tobacco Company, Brown & Williamson Tobacco Corporation, et Lorillard Tobacco Company, réunis pour l’occasion dans un groupe baptisé Original Participating Manufacturers) à verser 206 milliards de dollars aux 46 États au cours des 25 prochaines années. Une somme d’argent destinée à « couvrir les frais médicaux liés aux maladies du tabagisme ». Les coupes de champagne s’entrechoquent, la victoire est totale, Big Tobacco est vaincu, juridiquement du moins.

Pourtant, malgré cette défaite, l’industrie du tabac ne semble pas réellement atteinte par la nouvelle. Il faut dire que malgré l’apparente perte financière que cette défaite engendre, l’industrie du tabac maintenant, sait. Elle peut budgétiser. Elle n’aura plus aucune  surprise concernant un potentiel recours futur à son encontre, puisque l’accord l’en protège. Et les 4 cigarettiers qui s’inscrivent dans cet accord ne peuvent être obligés de verser plus de 5 milliards de dollars chaque année. Le prix de la tranquillité ?

What could go wrong ?

Les 46 États ayant remporté le procès sont riches. Tous ont engrangé plusieurs millions de dollars sur le coup, et vont continuer de le faire durant les décennies à venir. Cependant, certains s’inquiètent de savoir s’ils pourront continuer de toucher cet argent pendant longtemps. Que se passerait-il si les cigarettiers déposaient le bilan, ou si plus personne n’achetait de cigarettes ? Puisqu’il est important de le noter, selon l’accord, les sommes d’argent versées par les cigarettiers chaque année dépendront directement de la consommation de cigarettes aux États-Unis.

Ainsi, plusieurs États souhaitent toucher l’intégralité de ce que leur doit l’industrie du tabac, immédiatement. Sans attendre les dizaines d’années initialement prévues par l’accord. Sont alors créés les Tobacco Bonds (obligations financières).

Grâce à ce procédé, les États peuvent mettre en gage les obligations de paiements dus par l’industrie du tabac, auprès d’autres investisseurs, qui sont souvent de puissants organismes financiers. Toutefois, comme les sommes qui seront versées par l’industrie du tabac dépendent directement des ventes de cigarettes, leur valeur est incertaine et ces obligations sont la plupart du temps rachetées à un coût bien plus faible que leur valeur réelle. De l’ordre de seulement 40 %.

Douze États « vendent » ainsi leurs obligations d’une valeur de 22,6 milliards de dollars (qu’ils auraient dû toucher au fur et à mesure des années, via les paiements de l’industrie du tabac), pour toucher le jour même, seulement 573,2 millions de dollars en espèces.

Et le pire avec cette opération, en plus de ne récolter qu’un très faible pourcentage de la valeur réelle des obligations, c’est qu’aucun remboursement de leur part n’est exigé avant échéance, souvent 40 ans plus tard. 40 années durant lesquelles les intérêts s’accumulent. Ainsi, lorsque le prêt du Michigan (par exemple) arrivera à son terme, l’État devra rembourser plus de 1 800 fois son emprunt initial ! Concrètement, ces 573 millions empruntés par les douze États ci-dessous, leur coûteront… 67,1 milliards de dollars lorsqu’ils devront rendre l’argent.

Schématiquement, cette opération pourrait être décrite de la manière suivante : imaginez faire un emprunt pour acheter une maison d’une valeur de 200 000 $, et devoir ensuite rembourser à la banque 40 ans plus tard, 240 millions.

Les États qui ont vendu des obligations (et se sont ainsi endettés) :

  • Alaska,
  • Californie, ☑
  • Iowa,
  • Michigan, ☑
  • New Jersey,
  • New York, ☑
  • Ohio,
  • Rhode Island, ☑
  • Virginie-Occidentale,
  • Washington, ☑
  • Porto Rico,
  • Guam.

Les États et villes qui ont adopté des mesures anti-vape (produits aromatisés interdits voire une interdiction pure et simple du vapotage dans sa globalité) :

Vous remarquerez probablement certaines similitudes entre ces deux listes.

Mais ce n’est pas tout. Pour rembourser ces sommes d’argent astronomiques, les États planifient de n’utiliser que les fonds annuels provenant des paiements de Big Tobacco, via le MSA. Et puisque les ventes et la consommation de tabac sont en diminution, les paiements en provenance de l’industrie du tabac par le biais du Tobacco Master Settlement Agreement, diminuent eux aussi. Et les États ne réussissent ainsi plus à rembourser leurs crédits.

Selon la Pacific Investment Management Company, la majorité des obligations émises au milieu ou à la fin des années 2 000 nécessitaient une diminution de la consommation de tabac de moins de 4 % chaque année, afin que les remboursements puissent être réalisés dans leur globalité, et à l’échéance prévue. Toutefois, aux USA, les ventes de tabac auraient commencé à diminuer d’environ 4,5 % chaque année, à partir de 2006.

Et comme l’indique le rapport, « bien que cela soit bon pour la société et la santé publique, cela a entraîné (…) une incertitude accrue quant au remboursement intégral ».

Et que permet le vapotage ? Diminuer encore la consommation de tabac, et donc les capacités de remboursement de ces États endettés. Vous commencez à mieux comprendre ?

L’effet pervers du Tobacco Master Settlement Agreement

Initialement, l’accord prévoyait que tout l’argent versé par les cigarettiers aux États signataires de l’accord devait être exclusivement utilisé pour la lutte contre le tabac.

Cependant, de très nombreux rapports ont démontré que tous les États ont dépensé (et continuent de dépenser aujourd’hui) les sommes d’argent versées par Big Tobacco pour tout autre chose.

Par exemple, selon une enquête du New York Times réalisée en 2014, l’Alaska aurait dépensé 3,5 millions pour fabriquer de nouveaux quais de chargement. New York aurait dépensé 700 000 dollars pour le système d’arrosage automatique d’un terrain de golf, et 24 millions pour la création d’une prison et d’un immeuble de bureaux.

La Caroline du Nord aurait fait encore mieux puisqu’elle aurait versé 42 millions à… l’industrie du tabac pour faire de la « modernisation et commercialisation ».

Selon divers rapports, les États emprunteurs ne dépenseraient en fait qu’entre 1 et 1,9 % de l’argent rapporté par le MSA, dans des politiques de lutte contre le tabac. Les 98 autres pour cent étant destinés à… d’autres choses.


1 Doll R, Hill AB. Smoking and carcinoma of the lung. BMJ 1950;2:739–48 – https://doi.org/10.1136/bmj.2.4682.739

Le reste de l’actu’ aux USA

Altria souhaite lancer ses vapoteuses sécurisées par Bluetooth

  • Publié le 23/02/2024

Une technologie d’abord imaginée par Juul dont l’objectif est d’empêcher leur utilisation par des mineurs.

Tobacco Bonds : un investissement lucratif

Tobacco bonds rendement

  • Publié le 8/01/2024

Plus de 134 % de rendement pour les propriétaires de Tobacco Bonds. Une bonne raison de continuer la lutte contre la cigarette électronique.

USA : la FDA une nouvelle fois jugée « capricieuse...

FDA justice aux USA

  • Publié le 5/01/2024

Les juges d’une Cour d’appel fédérale ont donné raison à des liquidiers dont les produits avaient été interdits par l’organisme.