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Dossier : dégradation de l’image de la vape, à qui la faute ?

Mis à jour le 20/10/2020 à 14h53
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L’opinion des foules à propos d’un sujet donné peut particulièrement varier au fil du temps, une irrégularité à laquelle la vape n’a pas échappé. Tantôt présentée et perçue comme un outil de sevrage tabagique, il ne suffira par exemple que d’un ou deux accidents domestiques causés par la mauvaise manipulation d’une cigarette électronique pour que de nombreux médias les présentent comme des objets potentiellement dangereux, faisant ainsi changer d’avis une partie de la population à leur propos.

Mais pourquoi est-ce que l’image de la vape s’est à tel point détériorée au fil des années ? C’est à cette question qu’a récemment tenté de répondre une étude (1) américaine, et pour elle, il ne fait aucun doute que le parallèle fait par les professionnels de la vape entre la cigarette de tabac et la cigarette électronique, et l’entrée de l’industrie du tabac dans le secteur de la vape, sont en grande partie responsables du désamour de la population envers l’objet d’aide à la défume.

Faire connaître la vape au grand public

Comme l’indiquent les auteurs de cette recherche, les entrepreneurs souhaitant lancer un nouveau produit sur le marché le comparent bien souvent à une catégorie de produits déjà existante, et expliquent que leur nouveauté possède plusieurs avantages par rapport à celle-ci. Les chercheurs prennent ainsi pour exemple les microbrasseries :

« En utilisant les méthodes de production de masse des grandes brasseries comme contrepoint, par exemple, les entrepreneurs de bière spécialisée ont construit la catégorie des microbrasseries autour de sa petite échelle et de son utilisation particulière de méthodes de production artisanales traditionnelles. Les entrepreneurs ont positionné la catégorie des microbrasseries comme étant similaire aux brasseries de masse dans la mesure où toutes deux produisaient de la bière, tout en soulignant simultanément la qualité supérieure et l’authenticité qui faisaient la spécificité des microbrasseries ».

Seulement voilà, pour les scientifiques, si les entrepreneurs cherchent à créer un parallèle avec une catégorie déjà existante, avant de chercher à renforcer l’identité positive et distinctive de leur organisation par rapport à d’autres qui sont similaires, ce processus peut se retourner contre eux lorsque le produit original est considéré comme ayant des éléments problématiques ou est stigmatisé. Un imprévu qui, pour les chercheurs, s’est justement produit pour la catégorie de la cigarette électronique.

Un lancement organisé comme pour n’importe quel autre produit

Lors de l’entrée sur le marché des cigarettes électroniques aux Etats-Unis, les auteurs de l’étude ont noté que, comme il est habituel de le faire, les nouveaux entrepreneurs ont souligné les similitudes entre vape et cigarettes combustibles, tout en mettant en avant le vapotage comme une alternative vertueuse au tabagisme.

Si cette méthode a d’abord fonctionné, au point que les régulateurs rectifient l’encadrement législatif de la vape en tant que produit « semblable à la cigarette », afin de différencier les deux produits, les chercheurs notent qu’elle a également attiré l’industrie du tabac ainsi que les nombreuses associations de lutte contre le tabagisme. Un mécanisme qui aurait fait s’effriter les distinctions entre les deux produits auprès du grand public, au fur et à mesure que les industriels de la vape cherchaient justement à se différencier de plus en plus du tabac.

Un fait qui a particulièrement intéressé les scientifiques puisque dans le cas de la vape, la stigmatisation ne semblait pas être endogène au produit proposé :

« Alors que le discours des partis prenantes à l’égard des cigarettes électroniques aux États-Unis est devenu de plus en plus négatif au cours de la période étudiée, d’importantes organisations de santé et agences gouvernementales au Royaume-Uni ont continué à adopter une position largement positive. Bien qu’elles ne relèvent pas du champ de la présente étude, ces différences transnationales dans la compréhension des catégories suggèrent que la stigmatisation n’était pas une caractéristique endogène de la catégorie ; la valence de la catégorie était sujette à interprétation et déterminée par la façon dont les partis prenantes en définissaient le sens ».

Méthodologie

Afin d’étudier l’évolution de la perception des cigarettes électroniques, les scientifiques ont tout d’abord recueilli deux articles parus dans la presse chaque mois, de l’année 2007 à 2017. Suite à une première lecture des documents, ils ont réalisé que le sujet de la vape ne concernait pas seulement les fabricants du secteur, mais touchait également de nombreux autres acteurs, qui seront désormais appelés « partis prenantes ». En conséquence, ils indiquent avoir itérativement élargi leur ensemble de données afin d’inclure 7 autres groupes : les détaillants, les analystes financiers, les producteurs de tabac, les consommateurs, les fonctionnaires du gouvernement et de la santé publique, les chercheurs en médecine et en santé publique et les organisations antitabac.

Ils ont par la suite identifié un canal de communication majeur utilisé par chaque groupe pour communiquer, puis l’ont étudié jusqu’à la fin de la période d’étude, afin de déceler les potentiels changements d’avis, d’attitude ou de ton. Autant de données qu’ils ont accompagné de nouvelles, telles que des documents médicaux, 2 100 résumés d’articles ou de revues scientifiques, ainsi que 15 entretiens avec des chercheurs et des éducateurs en santé publique, des responsables de la réglementation en matière de santé publique, des représentants de fabricants de cigarettes et de liquides électroniques et des défenseurs de la cigarette électronique.

Tous ces documents, les scientifiques les ont ensuite compilés via une méthode complexe, de laquelle a résulté un tableau résumant la position de chacun des groupes. Ils ont également réalisé un graphique reprenant le nombre d’articles de presse paru chaque année, qui traitait de la cigarette électronique en lui donnant une définition explicite, qu’elle soit positive ou négative (figure 1).

Figure 1 – évolution du nombre d’articles paru chaque année dans la presse, et qui offre une vision positive ou négative de la vape.

Dès cette étape de leur étude, les auteurs notent que « la proportion d’articles qui font référence aux e-cigarettes comme étant saines ou sûres par rapport aux cigarettes combustibles a généralement diminué au fil du temps, tandis que la proportion d’articles qui font référence aux e-cigarettes comme étant dangereuses ou malsaines a augmenté ».

Une augmentation du nombre d’articles négatifs qui a été significative à partir de 2013-2014, période qui correspond au moment où le fabricant de tabac Lorillard a acheté la marque d’e-cigarettes Blu et pendant laquelle Altria (société-mère de Philip Morris) et R. J. Reynolds ont testé les marques d’e-cigarettes sur des marchés limités, puis les ont lancées à l’échelle nationale.

En parallèle, les auteurs indiquent que la variation des positions à l’égard de la vape de la part des groupes de partis prenantes étudiés s’est lui aussi fait ressentir. Ainsi, à la même époque, le discours de presque tous les groupes est devenu plus négatif, sauf celui de l’industrie de la vape qui est généralement resté positif.

Comment expliquer ces changements de position sur la vape ?

Dans la suite de leur recherche, les scientifiques ont souhaité étudier les actions des entrepreneurs de la vape qui ont conduit à l’émergence de la catégorie, ainsi que les réactions et réinterprétations des diverses partis prenantes à l’égard de cet encadrement.

Un fort parallèle fait par l’industrie de la vape entre cigarettes électroniques et cigarettes traditionnelles

Ils notent ainsi que dans les premières années de son émergence, l’industrie américaine des cigarettes électroniques était composée de petites entreprises indépendantes qui vendaient principalement des produits en ligne ou dans des kiosques de centres commerciaux. Le défi de l’époque consistait à faire accepter cette nouvelle technologie par les consommateurs.  Pour ce faire, les entrepreneurs de la vape ont commencé par mettre en avant les similitudes entre la catégorie de la cigarette électronique et la catégorie déjà existante des cigarettes combustibles, tout en soulignant l’attrait et les objectifs distinctifs de leur produit.

Les premières vapoteuses ressemblaient ainsi à de « vraies cigarettes », avec un embout buccal orange et un corps blanc, donnant à l’ensemble l’esthétique de véritable papier à cigarettes. Pour les auteurs de l’étude, imiter les caractéristiques d’une cigarette de tabac était nécessaire pour les entrepreneurs qui souhaitaient que les utilisateurs puissent facilement reconnaître leur produit, savoir à quoi il sert et comment l’utiliser. Une ressemblance qui soulignait également l’intention de la vape de simuler l’expérience d’une cigarette de tabac.

Cette ressemblance physique s’accompagnait de stratégies d’étiquetages et d’un discours qui présentait la vape comme similaire aux cigarettes de tabac en terme de fonction, d’expérience et de public cible. Une période durant laquelle le terme « cigarette » était d’ailleurs intégré à l’étiquetage des produits.

Des parallèles mis au point par l’industrie de la vape, qui allaient jusqu’aux phrases descriptives des produits, qui parlaient à l’époque de « recréer entièrement l’expérience du tabagisme avec de la fumée et de la nicotine » ou encore « d’imiter les cigarettes traditionnelles en termes d’apparence, de sensation et de toucher qu’un fumeur obtient d’une cigarette de tabac ». Et les parallèles ne s’arrêtaient pas là. En effet, dès cette époque, les entrepreneurs de la vape traduisaient déjà la quantité de vapeur qu’un utilisateur inhale via la vape en son équivalent en termes de cartouches de cigarettes :

« Environ 1800 bouchées de vapeur, soit presque l’équivalent de la vapeur produite dans une cartouche de cigarettes conventionnelles ».

Cependant, ces parallèles soulignaient également les différences qui existent entre vapotage et tabagisme. Ainsi, les phrases ci-dessus étaient complétées de la manière suivante : 

« Recréer entièrement l’expérience du tabagisme avec de la fumée et de la nicotine. La fumée, qui est en fait de la vapeur d’eau, disparaît rapidement et ne crée pas d’odeurs désagréables », ou encore, « imiter les cigarettes de tabac traditionnelles par son aspect, son toucher et sa sensation qu’un fumeur obtient d’une cigarette de tabac, mais il lui manque bien plus de 95 % des produits chimiques que les cigarettes traditionnelles émettent ».

Ainsi, si les entrepreneurs de la vape soulignent l’attrait et les objectifs normativement supérieurs des e-cigarettes par rapport aux cigarettes combustibles, ils n’oublient pas de prendre soin de positionner ces distinctions vertueuses. L’objectif étant de familiariser les consommateurs avec leur produit, tout en le protégeant de la stigmatisation associée aux cigarettes de tabac.

La santé publique se méfie

A ce moment-là, la question était de savoir si les partis prenantes accepteraient ce nouveau produit, et la façon dont il est présenté. Une question à laquelle il était difficile de répondre à l’époque puisque les différents organismes de santé publique semblaient ne pas vraiment savoir comment percevoir l’arrivée de ce nouveau produit sur le marché.

Ainsi, au début de leur histoire, la Food and Drug Administration (FDA) a interprété les e-cigarettes comme des médicaments, à l’instar des gommes à mâcher ou des patchs de nicotine.

Peu de temps après, elle a commencé à se questionner quant à la sécurité et à la commercialisation de ces produits en tant que médicaments. Une inquiétude partagée par différentes organisations anti-tabac, dont Tobacco Free Kids qui déclarait que « comme d’autres drogues et dispositifs de livraison de nicotine, les cigarettes électroniques devraient être réglementées pour protéger la santé publique ». Une inquiétude à laquelle l’OMS s’est associée dès 2008, en recommandant d’interdire la diffusion d’informations sur les bienfaits du vapotage pour la santé,  sans preuves concluantes.

Pour les chercheurs, si la vape a tout d’abord été perçue comme un potentiel médicament, c’est grâce à l’absence d’association avec les fabricants de tabac. Un chercheur en santé publique explique :

« Il s’agissait d’entreprises indépendantes qui ne faisaient que produire des e-cigarettes. C’étaient toutes de nouvelles entreprises. Elles n’avaient rien à voir avec le tabac… Si c’était les compagnies de tabac qui les commercialisaient, j’aurais été très méfiant, comme, ok, c’est juste une répétition de l’histoire… Mais ça ne peut pas être un stratagème de Big Tobacco parce qu’il n’y a pas de Big Tobacco impliqué ».

Pourtant, en 2008, la FDA a pris sa première grande mesure par rapport au vapotage en donnant pour instruction au U.S. Customs and Border Protection de confisquer les importations d’e-cigarettes sur la base de leur statut de « produits mixtes médicaments/dispositifs non approuvés ». Une décision qui a conduit le fabricant de vape Smoking Everywhere (SE) à porter plainte contre la FDA afin de contester cette catégorisation et l’autorité de la FDA à confisquer les produits.

Le tribunal ayant été convaincu par les arguments de SE selon lesquels les e-cigarettes étaient destinées au plaisir de fumer et conçues pour encourager plutôt que réduire ou prévenir l’usage de la nicotine, le fabricant de vape a remporté le procès, en première instance comme en appel. Une victoire pour l’industrie de la vape qui a conduit au renforcement de l’idée que le marché a de l’avenir, et qui a augmenté la confiance des détaillants envers le produit.

S’en est alors suivie une augmentation de la présence des cigarettes électroniques chez les petits détaillants américains, ces derniers choisissant de leur faire une place toujours plus grande dans leurs commerces, aux côtés des cigarettes combustibles. Une présence renforcée qui participe largement à la meilleure connaissance du produit par la clientèle. 

Pourtant, selon les chercheurs, c’est bien ce positionnement accepté des e-cigarettes comme étant très similaires aux cigarettes et l’équivalence réglementaire de ces deux catégories qui ont conduit à l’ouverture de la voie au transfert de la stigmatisation en établissant une faible frontière symbolique entre les deux catégories.

 

Entrée de l’industrie du tabac dans la vape et début des ennuis

Pour les chercheurs, la diversification des compagnies de tabac dans la nouvelle catégorie (le vapotage) a été un événement déterminant dans la stigmatisation de la catégorie des cigarettes électroniques :

« Elle a facilité le processus de transfert des attentes catégorielles, ce qui signifie que les partis prenantes ont examiné la catégorie des e-cigarettes à travers une lentille catégorielle forgée à partir de leurs expériences antérieures avec les cigarettes. Le regard négatif des partis prenantes sur les cigarettes a fait craindre que les producteurs de e-cigarettes n’adoptent des tactiques similaires à celles utilisées par les fabricants de tabac au cours des décennies précédentes. La mise en lumière et la diffusion des reproches constituent un deuxième mécanisme de stigmatisation, dans lequel les partis prenantes ont d’abord mis en évidence les activités douteuses d’une seule marque de cigarettes électroniques appartenant à des fabricants de tabac, puis ont diffusé des attributions négatives sur les producteurs de cigarettes à la catégorie plus large des producteurs de cigarettes électroniques ».

Lorillard, précurseur chez Big Tobacco

Selon les recherches des scientifiques, les grandes compagnies de tabac ont commencé à s’intéresser à la vape en 2012, l’année suivant l’annonce de la FDA qui indiquait qu’elle allait réglementer les e-cigarettes comme des produits du tabac.

A ce moment-là, l’industrie du tabac fait face à un recul des ventes de ses produits depuis de nombreuses années maintenant. Et le peu de produits « alternatifs » qu’elle a proposé jusque là n’a connu qu’un succès tout relatif. Ainsi, l’arrivée de la vape sur le marché, et son succès d’ores et déjà bien plus grand, intéresse Big Tobacco.

C’est en avril 2012 que Lorillard rachète la marque de vape Blu. Ce rachat suscite un vif intérêt chez les analystes financiers de l’industrie du tabac, mais également chez les détaillants. Selon les chercheurs, le nombre de détaillants vendant des produits Blu est passé de 13 000 à 127 000 dans l’année qui a suivi l’acquisition de la marque par Lorillard.

En parallèle, le groupe financier américain Wells Fargo, qui ne s’était jusqu’à présent pas intéressé au vapotage, publie un rapport dans lequel il explique estimer que « la consommation de e-cigarettes pourrait dépasser celle des cigarettes traditionnelles au cours de la prochaine décennie » et que « Big Tobacco doit se réveiller et reconnaître l’opportunité potentielle de la catégorie des e-cigarettes et ne pas faire les erreurs des grandes sociétés de boissons qui ont négligé le potentiel de la catégorie des boissons énergisantes alors qu’elle en était à ses débuts ».

Les années suivantes, Altria et R. J. Reynolds ont lancé des marques de cigarettes électroniques sur des marchés limités, et, à la mi-2014, les deux ont étendu leur distribution à l’échelle nationale.

Pour les chercheurs, plus l’industrie du tabac s’est introduite dans dans le secteur de la vape, plus l’attention portée à cette dernière a augmenté. Une attention parfois positive, notamment de la part des analystes financiers par exemple, mais également négative, principalement pour les acteurs de la lutte anti-tabac.

Pour les auteurs de l’étude, c’est précisément ce fait qui a conduit à un transfert des attentes catégorielles de la catégorie des cigarettes à celle des e-cigarettes.

En effet, peu après l’entrée en scène de Big Tobacco, le nombre de documents traitant de la cigarette électronique, en provenance des organisations anti-tabac ou de santé publique, s’est intensifié. Selon les scientifiques, 60 % de ceux-là mentionnent spécifiquement les compagnies de tabac et leur présence dans le secteur de la vape.

En parallèle, l’intérêt des chercheurs en santé publique et en médecine sur les e-cigarettes a lui aussi augmenté. Ainsi, après 2013 (et l’acquisition de Blu par Lorillard), les scientifiques notent que le nombre de publications sur les e-cigarettes a « considérablement augmenté » (figure 2).

Figure 2 – courbe représentant le nombre d’articles scientifiques attrayant à la vape, parue dans la revue PubMed. Une très nette augmentation est notable à partir de 2013.

Marketing douteux : Big Tobacco enfonce de plus en plus la vape

En parallèle de cette augmentation de l’attention portée à la vape, de la part de la communauté scientifique, des détaillants et des analystes financiers, les militants anti-tabac et chercheurs en santé publique spécialisés dans le tabagisme ont également commencé à accorder une attention croissante aux e-cigarettes, remettant alors de plus en plus le bien-fondé du fait qu’elles aient été présentés comme plus vertueuses que le tabagisme.

Pour les scientifiques, l’une des étapes clés dans le processus de stigmatisation de la catégorie du vapotage a été le marketing ciblé sur les jeunes. Pour eux, ce fait a participé à « la généralisation des allégations initiales des médias et des partis prenantes concernant les activités douteuses des marques individuelles de e-cigarettes appartenant à des fabricants de tabac à la catégorie toute entière ».

Ainsi, en décembre 2012, quelques mois seulement après l’acquisition officielle de Blu par Lorillard, un article du New York Times a noté :

« Certaines publicités pour les e-cigarettes sont soutenues par des célébrités, à l’instar des publicités pour les cigarettes classiques qui mettaient en scène des acteurs, des athlètes, des médecins et même des personnages de dessins animés. L’acteur Stephen Dorff a commencé à apparaître en octobre dans une campagne pour les eCigs Blu, qui a été acquise cette année par Lorillard, le fabricant des principales marques de cigarettes comme Kent, Old Gold et Newport ».

Selon les auteurs, cette mise en lumière de la campagne publicitaire de Lorillardd a trouvé un écho dans d’autres documents médiatiques, et a rapidement été décrite comme « empruntant une page des publicités glissantes des compagnies de tabac qui ont rempli les ondes avant l’interdiction fédérale des publicités de cigarettes à la télévision et à la radio il y a quatre décennies ».

De fil en aiguille, l’étude par les chercheurs des nombreux articles de presse parus à l’époque a mis en lumière que ces tactiques utilisées par Blu, marque appartenant au fabricant de tabac Lorillard, ont été perçues comme étant généralisées à l’ensemble du secteur de la vape.

Des reproches accompagnés de nouvelles, et notamment en provenance d’associations anti-tabac qui commencent alors à déclarer fréquemment que l’industrie de la cigarette électronique vise les jeunes par le biais de « saveurs douces et adaptées aux enfants, notamment la vanille vive, la cerise écrasée et le chocolat ». De quoi permettre à ces associations d’établir un lien entre ces arômes et les méthodes utilisées par l’industrie du tabac dans le passé, via « les thèmes et les images utilisés depuis longtemps pour commercialiser des cigarettes ordinaires auprès des enfants ».

L’image de la vape commence à se dégrader auprès de l’opinion public

Pour les chercheurs, tous les faits cités ci-dessus ont participé à entacher l’identité catégorielle des e-cigarettes, cette dernière étant désormais accusée de cibler les jeunes et de vouloir accrocher une nouvelle génération à son produit.

En 2014, les chercheurs notent qu’un rapport étudiant les communiqués des différents organismes de santé commencent à faire évoluer l’opinion publique sur les avantages potentiels du vapotage : 

« Les allégations concernant les tactiques trompeuses des producteurs de cigarettes électroniques ont sapé l’argumentation antérieure des producteurs selon laquelle le marché visé par les cigarettes électroniques était celui des fumeurs adultes existants cherchant à réduire les risques. En mettant en évidence et en diffusant les perceptions des similitudes tactiques entre les producteurs de cigarettes et de cigarettes électroniques, les groupes de partis prenantes ont reformulé les producteurs de cigarettes électroniques d’une manière qui remettait en question l’honnêteté et le comportement de la catégorie dans son ensemble ainsi que les affirmations des producteurs concernant les distinctions normatives supérieures entre la catégorie existante et la nouvelle catégorie ».

En bref, les méthodes publicitaires utilisées par Lorillard auraient jeté le doute quant à l’honnêteté du secteur tout entier.

L’argument de la renormalisation du tabagisme

Lors de cette phase de leur étude, les chercheurs ont souhaité continuer d’identifier les facteurs de stigmatisation croissante de la cigarette électronique.

A partir de 2014, ils notent ainsi que les partis prenantes ont « intensifié la menace sociale perçue des e-cigarettes en les présentant comme une porte d’accès à la consommation de cigarettes chez les jeunes et donc comme un danger pour la santé, le bien-être et la longévité d’une nouvelle génération d’Américains ».

Les similitudes esthétiques utilisées par les entrepreneurs de la vape, entre leur produit et les cigarettes combustibles, et destinées à faire accepter le produit par les consommateurs, ont alors été réinterprétées par les partis prenantes, les transformant ainsi en problème de santé publique :

« Étant donné que les e-cigarettes ressemblaient beaucoup aux cigarettes combustibles, l’utilisation accrue du nouveau produit – en particulier dans des lieux tels que les écoles, les bâtiments publics et les restaurants où il était interdit de fumer depuis longtemps – a été considérée comme susceptible de déstabiliser la lutte antitabac en renormalisant le tabagisme ».

Pour les acteurs anti-tabac, l’absence de stigmatisation sociale pour un acte qui ressemblait beaucoup au tabagisme menaçait la santé et la sécurité publique.

En parallèle, les chercheurs en santé publique ont associé de plus en plus le secteur du vapotage à l’industrie du tabac. Les articles de recherche ont alors continué d’établir des similitudes entre cigarettes combustibles et cigarettes électroniques, non seulement dans la publicité mais aussi dans les tactiques politiques telles que le lobbying auprès des législateurs des États en coulisses et l’utilisation de groupes de façade pour diffuser leurs positions politiques, et dans les tactiques organisationnelles telles que les événements communautaires des vape shops, que les chercheurs ont qualifiés de « similaires aux stratégies de marketing passées et actuelles de l’industrie du tabac » en ce sens que les propriétaires « ont intentionnellement créé une atmosphère où les gens pouvaient passer du temps avec d’autres et se divertir ».

Pour les auteurs de l’étude, ce processus de recadrage des e-cigarettes en tant que menace pour la santé publique a également joué un rôle-clé dans l’intensification des perceptions négatives des partis prenantes de la catégorie des e-cigarettes.

Un chercheur de l’industrie du tabac note alors que si les premiers chercheurs sur les e-cigarettes dans la communauté de la santé publique avaient tendance à considérer les e-cigarettes avec optimisme, notamment car nombre d’entre eux se concentraient sur le sevrage tabagique et étaient frustrés par l’inefficacité des dispositifs d’aide à l’arrêt du tabagisme présents jusqu’alors, l’implication des compagnies de tabac contredisait l’opinion idéologique des premiers défenseurs de la cigarette électronique selon laquelle les e-cigarettes sont cette technologie perturbatrice qui va bouleverser les grandes compagnies de tabac.

Pour les auteurs de cette étude, la frontière symbolique entre cigarettes et e-cigarettes s’est estompée, les e-cigarettes étant de plus en plus considérées comme une réplique potentielle de la tromperie passée de l’industrie du tabac et de l’addiction du public à son produit de base.

Réaction de l’industrie de la vape

Tous les problèmes identifiés et soulevés par les scientifiques ayant réalisé cette étude sont connus de l’industrie du vapotage. Selon les auteurs, les documents d’archives qu’ils ont étudiés suggèrent plusieurs façons dont l’industrie a essayé de les résoudre ces dernières années.

Ils expliquent par exemple que les producteurs de matériel de vape se sont mis à faire de moins en moins référence aux cigarettes, au tabagisme, et même à l’étiquette « e-cigarette » (figure 3). C’est à cette époque qu’ils commencent réellement à utiliser les termes “vapor” ou “vaping” afin de désigner leurs produits. Un changement naturellement destiné à renforcer la différenciation qu’ils souhaitent entre les cigarettes électroniques et les cigarettes combustibles.

Figure 3 – Entre 2013 et 2014, l’utilisation du mot “vaping” augmente fortement, tandis que celle du terme “cigarette” décline.

En plus de ce changement de désignation, la majorité des fabricants de vape a également commencé à changer l’esthétique de ses produits, abandonnant ainsi le visuel des cigalikes jusqu’à présent très répandu, pour adopter des conceptions visuellement plus « technologiques ». Une époque qui marquera le début de la popularisation des systèmes dits « ouverts », c’est-à-dire les clearomiseurs, atomiseurs, drippers, box et ainsi de suite. Un changement qui s’explique également, selon les chercheurs ayant étudié des documents de l’époque, par une volonté croissante de la part des vapoteurs, d’adopter ce genre de systèmes permettant de personnaliser sa vape.

Mais là encore, cette volonté de différenciation voulue par les fabricants de vape va poser problème. En effet, peu de temps après, les pods voient le jour, et la marque Juul est fondée, et connaît le succès qu’elle a aujourd’hui. Un succès qui se transforme bientôt en problème de santé publique, son produit rencontrant une certaine popularité auprès des mineurs des Etats-Unis, ce qui conduira la FDA à prendre des mesures contre le fabricant, et donc contre un produit de la vape.

Juul, qui d’ailleurs, vendra plus tard des parts de son entreprise au cigarettier Altria, permettant ainsi à l’industrie du tabac de renforcer encore sa position dans le secteur du vapotage, et ainsi de contribuer à diminuer les différences ressenties par certains partis prenantes entre vape et tabac.

Résumé du cheminement ayant conduit à la dégradation de l’image de la vape aux USA selon les chercheurs :

  • Au cours de la première phase, les entrepreneurs tentent de construire une nouvelle catégorie (le vapotage) qui se positionne dans un espace symbolique proche de celui d’une catégorie existante (le tabagisme). Les producteurs s’attachent à promouvoir les similitudes entre la catégorie existante et la nouvelle catégorie afin de rendre la nouvelle catégorie compréhensible et se concentrent sur l’établissement du marché initial pour les nouveaux produits. En second lieu, ils soulignent l’attrait et les objectifs distinctifs de la nouvelle catégorie. Les premiers intervenants réifient ensuite la catégorisation proposée par les producteurs en soulignant la similarité entre l’ancienne et la nouvelle catégorie. Le résultat est l’émergence réussie d’une nouvelle catégorie – mais avec une faible limite symbolique par rapport à la catégorie existante,
  • Au cours de la deuxième phase, la faible limite symbolique entre la nouvelle et l’ancienne catégorie encourage les producteurs en place à se diversifier en passant de la catégorie existante à la nouvelle. Cette diversification encourage l’attention d’un ensemble plus large d’acteurs périphériques (les associations anti-tabac, les analystes financiers etc), qui transfèrent les attentes de la catégorie existante vers la nouvelle catégorie. Les acteurs périphériques mettent alors en avant des actions et diffusent les stigmates associés à la catégorie existante vers la nouvelle catégorie. Ces attributions négatives se diffusent subtilement – à la fois dans les différentes caractéristiques organisationnelles et dans les organisations – car les partis prenantes challenger créent une impression généralisée d’adoption par la catégorie des actions négatives associées à la catégorie existante. La diversification présente donc une épée à double tranchant. D’une part, l’attention portée à la nouvelle catégorie augmente. D’autre part, la frontière symbolique entre la nouvelle catégorie et la catégorie existante devient de plus en plus floue car les identités organisationnelles des deux catégories deviennent moins distinctes,
  • Au cours de la troisième phase, les partis prenantes à la contestation intensifient les perceptions de la menace sociale et généralisent le dénigrement de la catégorie existante vers la nouvelle catégorie. Alors que les entrepreneurs de la nouvelle catégorie tentent de souligner les dissimilitudes entre les catégories, leurs efforts s’avèrent vains. Les actions des partis prenantes ont fait tomber la frontière symbolique séparant l’ancienne et la nouvelle catégorie, ce qui a eu pour effet de stigmatiser la nouvelle catégorie.

Conclusion

Pour les auteurs de cette étude, le positionnement stratégique d’une nouvelle catégorie par rapport aux catégories existantes joue un rôle fondamental dans le transfert des stigmates fondamentaux entre les catégories.

Les premiers entrepreneurs de la catégorie (les fabricants de vape, à leurs débuts) ont utilisé des stratégies de conception de produits, d’étiquetage et de discours qui ont mis en évidence la similarité des e-cigarettes avec les cigarettes en termes de fonction, d’expérience et de public cible. Pour eux, le vapotage était si différent du tabagisme qu’ils pensaient que le grand public pourrait clairement les différencier.

Pourtant, comme le notent les chercheurs, « dans leur quête de reconnaissance et de croissance des catégories, les premiers producteurs se sont positionnés si près de la catégorie stigmatisée existante que la frontière symbolique entre les deux catégories s’est facilement estompée. Après que la diversification entre les catégories ait accru la similitude de l’identité organisationnelle des catégories, les partis prenantes ont facilement transféré les attentes de la catégorie existante à la nouvelle, ouvrant ainsi la voie au transfert de la stigmatisation ».

Pour eux, l’industrie de la vape aurait du mettre l’accent, dès sa création, sur le sevrage tabagique et la réduction des risques offerte par le vapotage par rapport au tabagisme, afin de clairement distancier les deux produits que sont les cigarettes électroniques et les cigarettes combustibles, ce qui aurait « minimiser le transfert de stigmatisation ».

De plus, l’industrie de la vape aurait du, dès le départ, « anticiper quelles partis prenantes liées à la catégorie pourraient devenir attentives à leur catégorie et comment les perspectives de ces partis prenantes pourraient diverger en fonction de leurs intérêts stratégiques ».

En plus de tout cela, les chercheurs notent qu’un seul événement clé peut suffire à participer à cette stigmatisation de la nouvelle catégorie, et dans le cas présent, il s’agissait des campagnes de marketing mises en place par Blu, suite à son rachat par le cigarettier Lorillard, en d’autres termes, l’incursion de l’industrie du tabac dans le domaine de la vape.


(1) Hsu, G., & Grodal, S. (2020). The Double-edged Sword of Oppositional Category Positioning: A Study of the U.S. E-cigarette Category, 2007–2017. Administrative Science Quarterly. https://doi.org/10.1177/0001839220914855

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