David Goerlitz fut le mannequin d’une grande marque de cigarettes. Fumeur repenti, il est devenu un symbole de la lutte antitabac américaine. Aujourd’hui, il défend la vape et a même repris le mannequinat en prêtant son image à une marque de cigarette électronique fraîchement vendue à un industriel. Mais le profil de son nouveau propriétaire ravive de bien sombres souvenirs.
Je déambule ce samedi dans les allées du salon Vapexpo à Las Vegas. La grande fête de la vape une fois de plus orchestrée par Patrick Bédué s’est en effet exportée dans l’un des États les plus emblématiques de l’Amérique. C’est donc avec une excitation non dissimulée que j’arpente aujourd’hui avec mon appareil photo, les allées du Las Vegas Convention Center où se bousculent dès les premières heures de la matinée, exposants et visiteurs professionnels venus du monde entier.
L’un de mes contacts m’avait déjà prévenu sur Facebook, “si tu es à Vegas ce week-end, il y a quelqu’un qui veut absolument te rencontrer. C’est le Winston man“. Renseignements pris grâce à la magie des réseaux, me voilà à 8 000 kilomètres de chez moi en train de serrer la main à l’ex-fumeur le plus connu des États-Unis. Une occasion qui ne se présentera pas deux fois dans ma vie de journaliste.
Modèle publicitaire pour la marque de cigarettes Winston, David Goerlitz devait notamment réaliser des activités sportives face caméra pour vanter les mérites de la marque. C’était dans les années 80, avant que le scandale des grands procès du Big Tobacco n’éclate. “Mon frère était atteint d’un cancer et je ne pouvais pas continuer à faire la promotion d’un produit qui était en train de le tuer”, se rappelle-t-il. Après sa dernière cigarette, le Winston Man fait la Une des médias et devient le symbole de la lutte antitabac américaine.
Il s’engage jusqu’en 2007 dans des démarches d’information auprès des écoles pour tenter de rattraper son erreur et alerter les jeunes sur les dangers du tabagisme. Déçu par les organisations de lutte contre le tabac et le dogmatisme dont elles sont souvent accusées, David Goerlitz tombe finalement amoureux de la vape dont il fait l’éloge dans le film A Billion Lives, sorti en 2016.
“Von Erl faisait partie des sponsors qui finançaient les avant-premières du film”, m’explique l’acteur. Approché par le fabricant autrichien, David Goerlitz accepte de devenir l’égérie de la marque, dont le produit phare connaissait déjà un grand succès. Un bon moyen sans doute de réconcilier ses anciennes activités de mannequin avec ses convictions profondes, de donner enfin du sens à l’exploitation commerciale de son image pour un produit qui sauvera des vies.
“J’ai toujours trouvé les pods très intéressants, ils sont faciles d’utilisation, accessibles, et vous n’avez pas besoin d’être un ingénieur pour les utiliser, exactement comme moi”, se justifie Goerlitz. C’est ainsi qu’en janvier 2017, l’ex-fumeur le plus médiatisé des États-Unis s’est retrouvé à faire la promotion du pod Von Erl., une cigarette électronique en forme de clé USB dont les cartouches scellées ont fait la fortune de son propriétaire.
Pour des raisons historiques il convient de rappeler certains mouvement économique de l’époque. En effet, quelques années plus tôt, le fabricant de la marque Winston, R. J. Reynolds, rachète la société Lorillard pour 25 milliards de dollars. Mais pour faire accepter cette transaction auprès des autorités de contrôle de la concurrence américaine, Reynolds doit se séparer de quelques marques. Feront partie du lot à 7,1 milliards de dollars, la fameuse marque de cigarettes Winston et la nouvelle marque Blu, une cigalike très en vogue aux États-Unis. Et c’est son concurrent Imperial Brands (anciennement Imperial Tobacco) qui signe le chèque et qui hérite alors de ce nouveau portefeuille.
Quand le cigarettier rachète Von Erl., le pod dont David Goerlitz avait commencé à faire la promotion se fait rebaptiser “Blu” par la filiale d’Imperial Brands, Fontem Ventures, et prend les couleurs de la marque. La cigarette électronique dont Goerlitz admirait la simplicité et l’efficacité ne change pas de forme mais revêt tout d’un coup, l’étiquette de la mort. Le produit dont il fait l’éloge est désormais détenu par un acteur majeur de l’industrie du tabac, dont il s’était pourtant détaché avec fracas 38 ans plus tôt.
En colère contre Von Erl., Goerlitz décroche son téléphone : “Qu’est-ce que vous êtes en train de me faire ? Imperial détient maintenant Winston. On dirait bien que je suis en train de travailler une nouvelle fois pour Big Tobacco !”
Se sentant naturellement trahi, Goerlitz met fin à son engagement et demande au fabricant autrichien de retirer son image de ses nouvelles campagnes publicitaires, dont le slogan “Mon premier choix. Ma Von Erl.” sonne désormais comme une mauvaise blague. Toutes ces années de combat contre le tabac fumé, son témoignage contre la publicité de Big Tobacco au congrès américain en 1989, la mémoire de son frère mort du tabagisme, cette culpabilité que David Goerlitz ressent et qui n’a jamais cessé de le hanter, étaient pourtant en train de s’alléger avec la vape. Mais voilà, il n’y a pas de morale dans le business et Von Erl. a décidé de céder son produit à une société qui réalise 159 milliards de dollars par an en vendant des cigarettes qui tueront un consommateur sur deux.
Goerlitz est en colère mais garde les pieds sur terre, “les sociétés du tabac qui continuent de vendre leurs cigarettes mortelles et qui soudainement proposent à leur clients des cigarettes électroniques se foutent de nous. La vape leur permet simplement de redorer leur image” analyse froidement le septuagénaire. “Ils sont presque les seuls à pouvoir se payer les autorisations de mise sur le marché américain et ils ont une vision très claire de la situation. L’histoire est déjà écrite.”
L’ancien Winston Man en est persuadé, les grands cigarettiers veulent contrôler le marché et se fichent éperdument de la santé de leurs clients. Tant que ces derniers payent, tout va bien. Mais l’analyse de Goerlitz va plus loin, “le secteur de la vape indépendante est en train de servir le marché sur un plateau d’argent aux compagnies du tabac”, explique-t-il, en déplorant le manque de fédération des professionnels et un secteur américain qui n’est pas réglementé correctement. Pour autant la vape ne vas pas disparaître, selon lui, mais son rôle premier dans la lutte contre le tabac va se transformer en une nouvelle forme de lifestyle, via un marketing savamment orchestré par les cigarettiers où le sevrage tabagique n’aura bien entendu pas sa place. “Les grandes sociétés du tabac vont s’en emparer pour contrôler les quelques pourcentages de vapoteurs dont ils disposent dans leur portefeuille client. Ils cherchent à conserver le monopole du tabac et d’y inclure la vape” conclut-il, sceptique.
J’ai eu l’audace de lui donner un paquet de Winston pour cette photo, craignant de raviver un passé douloureux. J’appréhendais ainsi sa réaction mais c’est sans hésiter une seconde qu’il m’a pris des mains les deux paquets : “ça va faire une bonne photo ça !“.
Que ce soit dans une fondation financée à coup de millions de dollars* ou dans une lutte politique pour défendre la présence d’arômes dans les e-liquides**, Goerlitz ne croit pas une seconde aux grands discours de Big Tobacco lorsqu’il s’agit de “faire les choses bien”.
Je repars à mon hôtel avec le sentiment d’avoir une belle histoire à raconter, une histoire qui a du sens. Il me l’a dit une dizaine de fois, David Goerlitz veut que l’on travaille ensemble. “C’est ce que nous sommes en train de faire David” lui ais-je répondu, “nous allons expliquer aux personnes que ça intéresse, que les sociétés de tabac qui font aussi de la vape ne s’inscrivent pas dans une démarche de santé publique, et où qu’il soit, le tabac mènera toujours sa danse macabre. Seul le costume change.”
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*La fondation Smoke-Free World dirigée par l’ancien directeur de la lutte antitabac de l’OMS, Derek Yach, est financée par Philip Morris International à hauteur de 80 millions de dollars annuels pendant 12 ans.
** En 2018, RJ Reynolds aurait dépensé 12 millions de dollars dans une campagne d’information à San Francisco afin de contrer l’interdiction des arômes dans le tabac et dans les e-liquides. Profitant d’un intérêt commun avec la vape, l’industriel aurait prêté d’après nos sources, main forte aux activistes de la vape locaux.