Je suis presque sûr que vous avez la réponse à cette question, car s’il y a une idée forte dans le monde de la lutte contre le tabagisme c’est bien la responsabilité directe de la nicotine dans la dépendance au tabac.
De grandes recherches, principalement à visées pharmaceutiques, ont depuis longtemps tenté de démontrer que la nicotine était l’élément clé à intégrer dans les méthodes de sevrage tabagique, car directement responsable de la dépendance du fumeur.
La vidéo choc montrant les grands piliers de l’industrie du tabac déclarer l’un après l’autre en 1994 au Congrès des États-Unis : “Je pense que la nicotine n’est pas addictive” a sans doute symbolisé à tout jamais cette mauvaise étiquette de la nicotine.
Perçue comme un élément malsain et délibérément caché par les industriels, la nicotine est devenue l’ingrédient secret à l’origine des chiffres d’affaires les plus impressionnants de l’histoire du commerce moderne. C’est à cause de la nicotine que le fumeur ne peut pas s’arrêter de fumer.
Si l’idée me paraît extrêmement plausible, j’ai pu découvrir au fil de mes lectures que tous les experts ne sont pas forcément d’accord sur cette relation de cause à effet, tout du moins émettent des nuances. Je partage donc avec vous les quelques recherches que j’ai pu effectuer et vous invite comme d’habitude à me laisser vos commentaires en bas de page.
Pour Robert Molimard, fondateur de la Société française de Tabacologie, l’addiction à la nicotine est un mythe
Dans ce contre-courant scientifique, il faut souligner la position du père de la tabacologie française, Robert Molimard, qui démystifie l’addiction à la nicotine. Selon lui “le tabac contient tellement d’autres substances, qui peuvent agir en synergie, éventuellement avec la nicotine, qu’on ne peut tirer une telle conclusion” [1].
Même si Molimard soutient également l’idée selon laquelle cette conception de la nicotine addictive arrange bien l’industrie pharmaceutique pour nous vendre des substituts nicotiniques, je préfère laisser ce débat de côté pour le moment.
Pour illustrer en partie ses propos, Molimard évoque l’expérience de l’une de ses anciennes thésardes, C. Cohen. Cette chercheuse a mené en 2005 des expériences [2] sur des rats pour tenter de mettre en évidence les comportements addictifs associés à l’usage de nicotine. Dans son expérience les rats s’autoadministraient de la nicotine en actionnant un levier. Pour intégrer le rôle d’un stimulus dans l’expérience, l’action du levier était renforcée visuellement par un indicateur lumineux.
Si la nicotine est à elle seule responsable de l’addiction, les sujets qui s’administrent des doses régulières de nicotine vont alors chercher à maintenir cet apport. Si le produit disparaît, le geste disparaîtra alors aussi.
Or Molimard raconte que “la nicotine s’est montrée nécessaire pour obtenir le comportement [dépendance], mais celui-ci continuait en son absence, comme si elle avait gravé en mémoire le stimulus associé.” En effet, après une certaine période d’exposition, les rats auraient continué à actionner le levier alors même que cette action n’entraînait plus de délivrance de nicotine. Ce comportement dépourvu de récompense chimique aurait duré pendant les trois mois qui ont suivi l’arrêt de nicotine !
Continuer de vapoter en baissant son taux de nicotine
Mais quel était le but de ces rats ? Il faut avouer que le parallèle avec l’ex-fumeur qui au bout de quelques mois ne vapote plus que des e-liquides sans nicotine est fort intéressant. Pour moi, qui vapote aujourd’hui des e-liquides à 6mg/ml de nicotine avec la même fréquence qu’il y a un an (12mg/ml), je trouve cette hypothèse très intrigante.
En poursuivant mes lectures, j’ai trouvé des théories qui vont dans le même sens, notamment celle de Donny et Al. [3] qui explique que la nicotine influencerait le comportement de deux manières : en agissant comme un renforçateur primaire quand elle est subordonnée à un comportement, et en potentialisant directement les propriétés du renforcement d’autres stimuli par un mécanisme non associatif. Tel que je l’ai compris, le fumeur chercherait de la nicotine, mais chercherait également ce qui entoure cette prise de nicotine.
Les vapoteurs seraient-ils en quelques sortes des “tatoués” à la nicotine ? Auraient-ils besoin de répéter ce geste même si leurs e-liquides ne contiennent plus de nicotine ? Existe-t-il une mémoire de l’addiction, une image fantôme qui demande à être entretenue même en l’absence du principe actif ?
Tout comme les rats de Cohen et ceux de Donny, serais-je devenu accroc aux stimuli ?
Une chose est sûre : la dépendance tabagique est un sujet très compliqué et la science tente encore de l’expliquer. Les campagnes de lutte contre le tabagisme se sont par exemple multipliées aux États-Unis, le tabac tue, tout le monde le sait. Ce sont bien 70% des fumeurs américains qui souhaitent s’arrêter, mais seuls 6% d’entre eux vont réellement y arriver [4].
Les prédispositions génétiques, les milliers de composés compris dans la fumée du tabac, les zones d’ombres de la psychologie humaine et de la neurobiologie font que le tabagisme reste une problématique de haut niveau. S’il suffisait d’injecter de la nicotine dans le sang du fumeur pour le sevrer du tabac, cela se saurait. Et pourtant j’ai le sentiment que la pensée collective soutient fermement cette hypothèse.
Si vous souhaitez mener à mal vos convictions, il y aurait sans doute un autre scientifique à citer, cette fois-ci, outre-Atlantique et dont les théories sont-elles aussi assez controversées. Il s’agit d’un chercheur américain qui a apporté en 2009 d’autres éléments d’explication que l’on pourrait volontiers mettre en complément de ceux du “père” Molimard.
Les inhibiteurs de monoamine-oxydase (IMAO) ou le rôle antidépresseur de la cigarette
Peter Killeen, professeur émérite de psychologie aux États-Unis, a présenté en 2009 des résultats qui relativisent également le rôle direct de la nicotine dans la dépendance au tabac. Killeen explique que la nicotine ne procure à l’utilisateur qu’une faible récompense physiologique et que la plupart des études ont montré la quasi-absence de dépendance aux substituts nicotiniques. (D’après mes recherches il s’agirait d’un taux de dépendance chez les usagers de l’ordre de 10% [5]).
Toujours selon Killeen la cause de la dépendance tabagique serait à chercher du côté de la libération des inhibiteurs de la monoamine-oxydase (ou IMAO) associée avec la nicotine.
Cet IMAO compris dans la fumée de cigarette serait le résultat des additifs sucrés (sucrose, miel, chocolat) que les fabricants de cigarettes ajouteraient lors du traitement du tabac. Ces additifs une fois brûlés produiraient de l’acétaldéhyde l’un des IMAO les plus puissants qui soient selon Jean-Pol Tassin, Directeur de recherches au Collège de France, Génétique moléculaire, neurophysiologie et comportement [6].
C’est un fait intéressant, car la plupart des e-liquides disponibles sur le marché ont des saveurs plus ou moins sucrées. Même si a priori présent dans une concentration 130 fois inférieure que dans la fumée de cigarette [7], la question de l’acétaldéhyde dans la vapeur créée par l’échauffement des e-liquides pourrait être une piste intéressante à creuser pour expliquer en partie le succès de la cigarette électronique auprès des fumeurs.
Nicotine / IMAO : Un double effet “Kiss Cool”
Alors que la nicotine serait responsable de la libération de dopamine, ou l’«hormone de la récompense» qui affecte les émotions et les mouvements, les IMAO aideraient à réguler ces niveaux de dopamine (en inhibant l’enzyme MAO qui détruit naturellement la dopamine). Killeen parle de cocktail de drogues à la nicotine et résume les choses de la manière suivante :
«Quand vous combinez dans le même produit un principe qui libère directement de la dopamine [nicotine] et un autre qui aide le cerveau à maintenir ce niveau de dopamine [IMAO], vous obtenez un double effet. Mon hypothèse étant que l’addiction des fumeurs trouve son explication dans la combinaison de la nicotine avec d’autres produits chimiques. Cette combinaison est responsable de la puissante dépendance que peuvent causer les cigarettes.”
Killeen écrivait en 2011 : le tabagisme ne peut plus désormais être appréhendé en simples termes d’addiction à la nicotine sans prendre en compte des facteurs non-nicotiniques. D’autres éléments chimiques compris dans la fumée du tabac doivent très certainement apporter un complément à la nicotine pour rendre les cigarettes si addictives [7].
Quand on appréhende la nicotine comme un marqueur du comportement et que l’on commence à mettre en parallèle la présence d’ammoniac dans le tabac industriel (favorisant l’assimilation de la nicotine dans le corps) à laquelle on ajoute cette notion d’IMAO, on peut penser que l’effet de la nicotine contenue dans les cigarettes est littéralement boosté. Reste à savoir si cela est volontaire ou pas, mais connaissant le passé tumultueux des cigarettiers et leurs moyens scientifiques, on peut en douter …
Conclusion
Je n’ai fait que parcourir le sujet en survolant les papiers qui m’ont semblé pertinents, mais de ces quelques lectures je tire cinq conclusions principales :
- Selon un certain courant scientifique, dire que la nicotine est addictive est faux. Elle serait plutôt un élément “participant” à l’installation d’une dépendance “contextuelle” chez le fumeur.
- La cigarette électronique pourrait tirer son efficacité dans le maintien des stimuli auparavant associés à l’action de fumer (geste, rendu visuel de la fumée, aspect en bouche, goût, etc.). En présence de nicotine, la transition cigarettes / cigarettes électroniques se trouve sûrement optimisée et pourrait expliquer le succès fulgurant du produit auprès des fumeurs.
- La cigarette électronique (contenant de la nicotine) pourrait contribuer au renforcement du comportement (vapoter). Elle aurait un potentiel addictif moindre (en comparaison avec les cigarettes) dans la mesure où peu d’éléments chimiques viennent s’associer à la vapeur qu’elle dégage.
- Pour un vapoteur, l’intérêt de réduire son taux de nicotine dans les e-liquides n’est pas négligeable afin de ne pas favoriser un renforcement comportemental inutile (même si cela reste à chacun d’en juger).
- Tout porte à croire qu’il existe une grande différence entre l’effet de la nicotine des cigarettes traditionnelles et celle contenue dans les e-liquides des cigarettes électroniques.
Références
[1] Le mythe de l’addiction à la nicotine, Lettre du professeur Molimard à la HAS – formindep.org
[2] Cohen C, Perrault G, Griebel G, Soubrié P. Nicotine-associated cues maintain nicotineseeking behavior in Rats several weeks after nicotine withdrawal : Reversal by the cannabinoid (CB1) receptor antagonist, Rimonabant (SR141716) Neuropsychopharmacology. (2005) (1):145-55 : Nicotine-associated cues maintain nicotine-seeking behavior in rats several weeks after nicotine withdrawal: reversal by the cannabinoid (CB1) receptor antagonist, rimonabant (SR141716) – PubMed (nih.gov)
[5] FAQ Nicotine Replacement Therapy (NRT), réponses du docteur Akram Shafei (Égypte) – Stop-tabac.ch
[8] Markov model of smoking cessation, Peter R. Killeen. Department of Psychology, Arizona State University, Tempe, AZ 85287-1104 : (PDF) A Markov Model of Smoking Cessation | Peter Killeen – Academia.edu
[3] Operant responding for a visual reinforcer in rats is enhanced by noncontingent nicotine: implications for nicotine self-administration and reinforcement, Psychopharmacology Voume 169 – Eric C. Donny et Al. – DOI 10.1007/s00213-003-1473-3 : Operant responding for a visual reinforcer in rats is enhanced by noncontingent nicotine: implications for nicotine self-administration and reinforcement | SpringerLink
[4] Quitting Smoking Among Adults—United States, 2001–2010 – Centers for disease control and prevention
[6] Entretien avec Jean-Pol Tassin, La lettre du collège de France – Entretien avec Jean-Pol Tassin (openedition.org)
[7] L’acroléine dans la vapeur des cigarettes électroniques : https://fr.vapingpost.com/lacroleine-dans-la-vapeur-des-cigarettes-electroniques/