Depuis que je travaille dans la vape, je suis vieux. Arrivé dans le métier jeune et fringuant, le travail en boutique m’a usé jusqu’à la corde. Et faites attention : cela va vous arriver aussi. C’est inévitable. Voici le vendredi sinistre où je vous dévoile lugubrement la triste vérité.
La vieillesse est un naufrage
Il faut regarder les choses avec lucidité : je suis vieux. Croulant même. Moi qui me pensait jeune et vif, la triste vérité s’est invitée à ma table, et je n’ai pas pu la virer parce qu’on n’était pas six. Et c’est la faute à la vape. Plus précisément, à mon jour de travail hebdomadaire dans une boutique. Plus précisément encore, aux jeunes clients.
Quiconque travaille dans une boutique de vape le sait : les mineurs, bien que la vente des produits de la vape leur soit interdite, tentent leur chance par tous les moyens. Et plus précisément, par des stratagèmes grotesques, qui, pourtant, emplissent leurs petits regards cerclés d’acné de l’espoir que ça fonctionne.
Parce qu’ils me prennent pour un vieil abruti qui ne connaît rien à rien et dont le cerveau a perdu assez de neurones pour les croire. Je ne vois pas d’autre explication.
C’est vrai, je suis né dans un monde où internet et le téléphone portable n’existaient pas, et, eux qui sont nés à une époque où ces technologies sont naturellement intégrées dans la vie courante sont toujours stupéfait par ça. Du coup, ils doivent s’imaginer que j’ai grandi dans une grotte, faisant du feu avec un silex pour me protéger des dinosaures, en regardant les débuts de Michel Drucker à la télé.
Mais tout de même.
Allô maman, bobo
Le titre du paragraphe est celui d’une chanson douce-amère d’Alain Souchon, pour les godelureaux qui s’imaginent que leur groupe favori de semi-anaphabètes a vraiment de chouettes paroles.
Tenez, le premier stratagème, justement. Un mineur rentre en boutique. Il veut m’acheter un truc. Je l’envoie paître à peine poliment. Là, tout fier, il me dit « mais mes parents sont d’accord, tenez, je vous passe mon père » en me tendant son téléphone portable.
Je vous avoue qu’à ce stade, je joue le jeu, curieux de voir jusqu’où ira la blague. Parce qu’effectivement, le père du freluquet me confirme bien qu’il donne l’autorisation à son fils d’acheter des produits de vape.
Sauf que le papa a la même voix typique de l’époque début d’acné – milieu de mue que le fiston. Et que les mots qu’il prononce sont parfaitement synchronisés avec le mouvement des lèvres du pote de son fils, lequel pote attend de l’autre côté de la rue avec son portable à l’oreille. Et n’a sans doute même pas l’âge d’enlever les petites roues à son vélo.
Admettons : chacun a la voix qu’il a et que certains gardent un timbre juvénile. Tout cela est peut-être un – hautement improbable – hasard. Mais, d’une, la probabilité est plus forte qu’ils me prennent pour un abruti, d’autre part, il n’a pas très bien saisi l’esprit de la loi : « la vente est interdite aux mineurs » veut dire que la vente est interdite aux mineurs. Sinon, la loi dirait « la vente est interdite aux mineurs sauf si papa et maman sont d’accord ».
J’ai donc suggéré au papa de venir acheter lui-même la vape, ce qu’il en fait une fois sorti de la boutique ne me regardant plus. Et de ne pas oublier sa carte d’identité.
Papier, bitte !
Tiens, puisqu’on parle de papiers d’identité.
Un des problèmes de la jeunesse, c’est qu’elle est influençable. J’en veux pour preuve sa réceptivité à la mode. Ils sont marrants, les gamins, ils se prennent pour des rebelles et ils sont tous tellement habillés pareil qu’on dirait qu’ils portent un uniforme.
Ce doit être spécifique à leur époque, parce qu’à la mienne, d’époque, on était de vrais rebelles totalement non influençables. On s’habillait tous en noir et on méprisait ceux qui nous disaient quoi faire, comme nous y enjoignaient les chansons d’ Andrew Eldritch, de Ian Curtis et de Robert Smith.
Une mode, actuellement, chez les apprentis Stavisky : ils rentrent dans la boutique, passent une commande d’un air assuré, répondent un « oui » bien ferme quand on leur demande si ils sont majeur, et au moment où on leur réclame leur carte d’identité, ils font semblant de fouiller leurs poches, puis expliquent qu’ils l’ont oubliée, mais ce n’est pas grave, ils en ont la photo sur leur portable.
Là, c’est flagrant : ils me prennent vraiment pour un vieux schnoque qui joue à Donkey Kong sur son Minitel si ils pensent que ça va marcher.
L’autre jour, j’ai discuté avec le vendeur d’une autre boutique de vape. Tout nouveau dans le métier, il y était depuis six mois, il m’a raconté exactement la même chose : le coup du papa au téléphone ou de la carte d’identité trafiquée sur Paint. En râlant comme un vétéran qui aurait fait la guerre. Celle de 1870.
C’est courant, les gamins qui se pensent plus malins que les vieux gâteux, d’accord, mais le vendeur en question devait avoir vingt ans, et encore, avec un bon avocat.
Quelque part, de savoir qu’on rentre de plus en plus tôt au club des vieux cons, je sais pas vous, mais moi, ça me rassure.
Message personnel aux petits jeunes qui liraient cet article : eh ouais, on vous a grillés. Vous avez peut-être la jeunesse, mais nous, on a l’expérience. Et de mon temps, on n’avait pas Photoshop, et on avait juste une orange à Noël, et faisait le service militaire, et on n’avais pas vos gadgets électroniques mais on savait s’amuser avec un bout de bois.