Vous connaissez Edward Bernays ? Peu probable : même ceux qui appliquent au quotidien sa théorie ignorent son nom. Ce neveu de Sigmund Freud a appliqué les théories de son oncle pour inventer la propagande. Un de ses clients les plus célèbres fut la marque de cigarettes Lucky Strike, pour laquelle il inventa la manipulation des foules.
Femmes, je vous aime !
En 1929, la crise économique se profile à l’horizon. La première guerre mondiale est loin, et les bénéfices qu’elle a apporté à l’économie américaine se tassent petit à petit. Dans son bureau, Georges Washington Hill déprime un peu. Il est président de l’American Tobacco Compagny, et après des années fastes de croissance, ses bénéfices stagnent. Si la situation devait perdurer, il verserait à ses actionnaires les même dividendes que l’an passé, ce qui est, pour un capitaliste, l’équivalent d’un échec.
Il faut dire que la marque Lucky Strike a connu une énorme croissance, grâce à un phénomène tout simple : la guerre. Georges Hill a réussi à faire embarquer avec les G.I partant pour l’Europe des containers entiers de paquets de cigarette, qu’ils fumaient allègrement et distribuaient aux populations locales. Les ventes suivirent, mais ce modèle de développement avait atteint ses limites.
C’est à ce moment là qu’un homme entre dans son bureau. Son nom est Edward Bernays, et il est connu d’un très petit cercle d’initiés pour deux choses : un, c’est le neveu du célèbre Sigmund Freud, et deux, c’est un petit malin. Il a développé une théorie révolutionnaire pour faire de la publicité : en appeler à l’inconscient collectif.
Si personne ne connaît son nom, c’est parce que Bernays préfère travailler dans l’ombre. Lui est un inconnu, mais son travail est célèbre. Il faisait partie de la commission Creil, chargée de transformer des millions d’américains pacifistes en hordes de combattants prêts à en découdre en Europe, en 1917. L’affiche restée célèbre “I want you for US army”, c’est lui.
Edward Bernays écoute attentivement le problème de George Hill, à savoir vendre toujours plus de cigarettes, et accepte la mission de développer la marque. Lorsque Hill lui demande comment il va s’y prendre, Bernays répond tranquillement “Et bien, c’est facile, il y a la moitié de la population à qui vous n’essayez même pas de vendre”.
Les torches de la liberté
A l’époque, une femme qui fume, c’est mal vu. Très mal vu, même dans cette Amérique faite de puritanisme de façade. Or, Bernays sait que les mouvements d’émancipation des femmes ont le vent en poupe aux Etats-Unis.
Il va donc exposer sa théorie, purement psychanalytique : la cigarette est un symbole phallique asseyant la domination des mâles. Il faut convaincre les femmes qu’elles doivent fumer pour affirmer leur liberté. Il faut frapper un grand coup, mais pas n’importe quand, ni n’importe comment.
Le 31 mars 1929, un défilé très couru a lieu à New York. Edward Bernays jette son dévolu sur cet événement, et organise son coup. Il réunit plusieurs dizaines de femmes, toutes triées sur le volet, jeunes, jolies, en bonne santé et élégantes, à qui il distribue des paquets de Lucky Strike et attribue un emplacement précis. Il convoque la presse de tout le pays, leur promettant “un événement majeur”.
Le jour dit, tout est en place. Les festivités battent leur plein, la foule est dense. Bernays, dissimulé dans la foule, donne un signal convenu. En pleine foule, sous l’oeil des photographe de presse, des dizaines de femmes sortent en même temps leur paquet de cigarettes et commencent à fumer. Aux journalistes et aux curieux venus les interroger, elles expliquent que ce sont les “torches of freedom”, en référence à la Statue de la Liberté, un discours soigneusement calibré par Bernays lui-même.
Dans les semaines qui suivirent, des millions de femmes à travers les Etats-Unis se précipitèrent pour fumer, non par goût ou envie, mais juste pour symboliser leur liberté. Les actionnaires de l’American Tobacco Compagny touchèrent des dividendes substantiels, et Edward Bernays empocha des honoraires conséquents.
L’idée des “Torches of Freedom” fut ré-exploitée quasiment à l’identique dans les années 90, où la cigarette fut présentée comme un symbole de résistance et de défense des droits élémentaires face au gouvernement fédéral Américain, précisément lorsque des lois anti-tabac furent votées.
La manipulation des foules
La guerre et le tabac : Edward Bernays avait démontré la validité de sa méthode. Son dernier coup d’éclat fut le renversement, en 1954, de la république du Guatemala, pour préserver les intérêts américains et de l’United Fruit Compagny. C’est lors de son travail de sape que Bernays inventa l’expression “république bananière”.
Il laissa deux livres majeurs, Crystallizing Public Opinion, 1923 et Propaganda en 1928. On sait que Joseph Goebbels appliqua à la lettre ses méthodes pour aider Adolf Hitler à conquérir le pouvoir. Ironie de l’histoire, son oncle, Sigmund Freud, qui était son modèle, fut persécuté par les nazis et dut fuir vers l’Angleterre où il mourut en exil.
La théorie de Edward Bernays était simple : une foule ne peut pas être considérée comme une unité d’individus pensants, seul un Ça pulsionnel s’y exprime, auquel il suffit de s’adresser avec des images fortes. Elle était directement inspirée de l’oeuvre de son oncle, Sigmund Freud.
Edward Bernays continua régulièrement de conseiller l’industrie du tabac et fut, directement ou indirectement à l’origine de toutes les campagnes de publicité, d’information, et parfois de désinformation, que celle-ci mena durant des années. Ses livres sont encore enseignés aujourd’hui dans les écoles de sciences politiques et de communication. Tout le marketing moderne repose sur son travail.
Il mourut paisiblement dans son lit, richissime, à l’âge de 104 ans.