Vous êtes ici : Vaping Post » Tabagisme » France : une cigarette sur deux viendrait du marché noir mais toute la presse se trompe

France : une cigarette sur deux viendrait du marché noir mais toute la presse se trompe

    Annonce
  • Calumette
  • le petit vapoteur
  • Pulp
  • Vaporesso
  • Innokin
  • Vincent
  • Voopoo

Selon plusieurs grands médias, près d’une cigarette sur deux fumée en France viendrait aujourd’hui du marché noir. Si le chiffre, issu d’un rapport commandé par Philip Morris, est inquiétant, il est surtout faux. Non seulement il n’apparaît nulle part dans le document, mais il résulte d’une lecture erronée des données. Voici comment une simple confusion a suffi à affoler les rédactions… au profit de l’industrie du tabac.

La presse généraliste a lu trop vite, ou pas du tout

Hier, Philip Morris International (PMI) a publié son rapport annuel sur l’évolution du marché parallèle des cigarettes en Europe. Quelques heures plus tard, les premiers articles de presse à son sujet sortaient, et tous ont convergé vers le même résultat : 49 % des cigarettes achetées en France proviendraient du marché noir. Un chiffre qui a de quoi surprendre, et qui serait particulièrement inquiétant pour les finances publiques.

Pourtant, si l’on se penche sur le rapport original, commandé auprès de KPMG, on remarque que ce chiffre de 49 % n’existe pas. Mais alors, comment l’expliquer ?

Pour comprendre, il faut se pencher sur les pages 90 à 94 du document, qui représentent la « fiche pays » de la France. On y apprend qu’en 2024, les fumeurs français ont consommé 49,88 milliards de cigarettes, provenant de trois sources différentes :

  • Cigarettes vendues en bureaux de tabac (Legal Domestic Consumption) : 25,22 milliards.
  • Achats transfrontaliers (Non-Domestic Legal) : 5,91 milliards.
  • Marché noir (Counterfeit & Contraband) : 18,75 milliards.

Effectivement, si l’on additionne les achats transfrontaliers et le marché noir, nous obtenons 24,66 milliards de cigarettes sur un total de 49,88 milliards, soit 49 %. Sauf que ce chiffre mélange les achats réalisés au marché noir et ceux à l’étranger, et ces derniers sont tout à fait légaux. Il s’agit simplement des achats faits dans bureaux de tabac d’autres pays.

Comme à son habitude, la presse généraliste s’est contentée de reprendre ce chiffre sans que personne n’ait l’idée d’ouvrir le rapport original. En réalité, la part de cigarettes achetées au marché noir en France s’élèverait donc à 37,6 %, soit une augmentation de 4,4 points par rapport à l’année précédente.

Extrait du rapport KPMG 2024 sur le marché du tabac en France.

Quid de la véracité de ce chiffre ?

Si l’on pourrait penser que la presse ne sait pas lire et qu’elle a surestimé seule la part du marché noir dans la vente de tabac en France, la réalité est en fait plus complexe, puisque même le chiffre de 37,6 %, avancé par KPMG, doit être pris avec des pincettes.

Pour ce genre de rapport, le cabinet d’audit utilise la méthode du empty-pack survey, c’est-à-dire la collecte de paquets vides sur la voie publique. Mais, comme l’ont souligné plusieurs études indépendantes1, 2, 3, ce procédé est loin d’être fiable.

D’abord, lorsqu’un paquet provenant de l’étranger est ramassé, il est impossible de savoir s’il provient d’un local qui a effectivement acheté ailleurs ses cigarettes, ou s’il s’agit tout simplement d’un touriste fumeur, venu dans le pays avec des cigarettes achetées chez lui.

Ensuite, ce genre de collecte est surtout réalisé dans les centres des grandes villes, ce qui, non seulement ne permet pas de couvrir l’ensemble d’un territoire, mais, en plus, augmente les probabilités de trouver des paquets venus de l’étranger, puisque les centres-villes sont des lieux particulièrement touristiques.

Les méthodes de collectes sont également opaques. Les protocoles de sélection des zones où sont ramassés les paquets, le calendrier de collecte, etc., sont rarement publiés.

Enfin, les paquets ramassés sont souvent authentifiés par les fabricants dont les propres marques sont mises en cause.

Autrement dit, personne ne sait d’où viennent les paquets utilisés pour réaliser ce genre de rapport, et la proportion des paquets contrefaits est invérifiable, puisque le cigarettier lui-même déclare s’il s’agit de cigarettes originales ou de contrefaçons.

Il ne reste alors qu’une question en suspens : quel intérêt un cigarettier aurait-il à surestimer la part de cigarettes achetées au marché noir ?

En vérité, il a tout à y gagner.

Se faire passer pour un allié des gouvernements

Dans le communiqué de presse de Philip Morris, qui accompagne la sortie du rapport, le fabricant de Marlboro indique « lance[r] aujourd’hui un appel urgent en faveur d’une élaboration de politiques efficaces pour contrer la menace croissante du commerce illicite. »

Son discours est simple : l’augmentation des prix du tabac fait grimper le marché noir, ce qui fait perdre de l’argent aux États. Pour la France, par exemple, PMI explique que l’État aurait perdu 9,4 milliards d’euros en taxes l’année dernière.

Ce faisant, le cigarettier se place dans le camp de l’État, en tant que défenseur de ses finances. Par ailleurs, un ralentissement de l’augmentation du prix des cigarettes arrangerait également ses propres comptes, puisqu’il conserverait ses clients fumeurs.

En communiquant sur le marché noir, les cigarettiers n’hésitent pas non plus à parler de criminalité organisée, dont ils seraient les victimes. Et bien sûr, ils proposent leur aide aux gouvernements pour lutter contre ces réseaux. Un label de « bon citoyen » qui leur permet d’obtenir une attention politique utile à la survie de leur business, et brouille leur implication directe, et bien documentée4, 5, 6, 7, dans la contrebande de tabac.

Conserver la main sur le marché

Autre avantage de brandir la menace du marché noir : vendre sa propre solution de traçabilité.

Entre 2005 et 2010, Philip Morris a breveté Codentify, un outil permettant de sérialiser chaque paquet de cigarettes. En 2010, sous couvert de promouvoir un standard unique pour l’industrie du tabac, il en a accordé la licence, gratuitement, à ses concurrents : British American Tobacco et Japan Tobacco International.

En 2013, les quatre plus grands cigarettiers ont lancé la Digital Coding & Tracking Association (DCTA), pour vendre cet outil aux gouvernements du monde et à INTERPOL.

En 2016, la DCTA a annoncé avoir cédé Codentify à une start-up suisse, INEXTO. Si l’opération est présentée comme une prise d’indépendance du système par rapport à Big Tobacco, il s’avère que 16 ex-cadres de PMI travaillent dans cette start-up, et, chaque mois, un comité réunit l’entreprise et les quatre cigarettiers.

En 2019, l’Union européenne lance son propre système de traçage, censé être indépendant de l’industrie du tabac. Seulement voilà, une enquête8 réalisée par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un réseau mondial d’investigation journalistique à but non lucratif, dévoile que de nombreuses composantes du système de traçage européen sont en fait assurées par… des sociétés liées à INEXTO, ou à d’anciens partenaires de Codentify.

Pari gagné pour l’industrie du tabac.

En contrôlant l’outil de traçabilité, non seulement elle peut en facturer la technologie et conserver la main sur la chaîne logistique, mais, en plus, elle a tous les moyens à disposition pour entraver une potentielle enquête indépendante qui s’intéresserait de trop près à d’éventuelles fuites de stock.

Sources et références

1 Gilmore, A. B., Rowell, A., Gallus, S., Lugo, A., Joossens, L., & Sims, M. (2014). Towards a greater understanding of the illicit tobacco trade in Europe: A review of the PMI-funded “Project Star” report. Tobacco Control, 23(Suppl 1), e51–e61. https://doi.org/10.1136/tobaccocontrol-2013-051240

2 Rowell, A., Evans-Reeves, K., & Gilmore, A. B. (2014). Tobacco industry manipulation of data on and press coverage of the illicit tobacco trade in the UK. Tobacco Control, 23(Suppl 1), e35–e43. https://doi.org/10.1136/tobaccocontrol-2013-051397

3 Gallagher, A. W. A., Evans-Reeves, K. A., Hatchard, J. L., & Gilmore, A. B. (2019). Tobacco industry data on illicit tobacco trade: A systematic review of existing assessments. Tobacco Control, 28(3), 334–345. https://doi.org/10.1136/tobaccocontrol-2018-054295

4 European Commission. (2004, 9 juillet). European Commission and Philip Morris International sign 12-year agreement to combat contraband and counterfeit cigarettes [Press release IP/04/882]. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_04_882

5 European Commission. (2007, 14 décembre). European Commission and JT International (Japan Tobacco) sign 15-year agreement to combat contraband and counterfeit cigarettes [Press release IP/07/1927]. https://www.europeansources.info/record/press-release-european-commission-and-jt-international-japan-tobacco-sign-15-year-agreement-to-combat-contraband-and-counterfeit-cigarettes/

6 Government of Canada. (2008, 31 juillet). Federal and provincial governments reach landmark settlement with tobacco companies [News release]. https://www.canada.ca/content/dam/canada/news/migration/web/Dha.do-fileName-2551_20080731132127_en_nr080731-eng.pdf

7 Dowd, A. (2010, 13 avril). Firms settle Canadian cigarette smuggling case. Reuters. https://www.reuters.com/article/world/us/firms-settle-canadian-cigarette-smuggling-case-idUSTRE63C3WC/

8 Down, A. (2020, 11 mars). The EU’s track & trace smokescreen. Organized Crime and Corruption Reporting Project. https://www.occrp.org/en/project/without-a-trace/the-eus-track-trace-smokescreen

Le reste de l’actualité du tabagisme