Une série de documents confidentiels révèlent la manière dont le milliardaire exercerait son influence dans les pays en voie de développement.
Une stratégie effrayante
En février dernier, nous rapportions en substance le contenu d’un article signé par Michelle Minton, chercheuse au Competitive Enterprise Institute (CEI), baptisé Bloomberg’s Philanthro-Colonialism: A Threat to Global Health and Science. Le papier rapportait certains des agissements du célèbre milliardaire anti-nicotine, Michael Bloomberg, à travers plusieurs de ses associations de lutte contre le tabagisme. Il y a quelques jours, Michelle Minton est revenue à la charge avec un nouvel article, s’intitulant cette fois : Bloomberg’s Anti-Tobacco Meddling in Developing Countries, que l’on pourrait traduire par L’ingérence antitabac de Bloomberg dans les pays en développement.
Lors de son précédent article, l’auteure mettait en lumière le fait que Bloomberg avait consacré des sommes d’argent considérables afin de créer un réseau d’associations dont l’objectif était de créer la panique face au vapotage. Dans son dernier papier, la chercheuse explique que par un procédé similaire, le milliardaire aurait réussi à se construire un vaste réseau de « partenaires » comprenant certaines des institutions et des personnes les plus influentes d’une société, y compris des agences gouvernementales et des régimes autoritaires. Des informations qui proviendraient de la fuite de plus d’une centaine de pages de documents expliquant la stratégie de Campaign for Tobacco-Free Kids (CTFK), l’un des principaux organismes de lutte contre le tabagisme via lequel Bloomberg exercerait son influence.
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La stratégie que révéleraient ces documents est la suivante : Campaign for Tobacco-Free Kids saurait ce qui est le mieux. Ainsi, l’essentiel de l’activité de l’association serait de convaincre les gouvernements des pays en voie de développement de penser de la même manière qu’elle, c’est-à-dire, que la nicotine sous toutes ses formes est un ennemi qu’il faut combattre. Dans le cas contraire, celle-ci ne se contenterait pas de simplement rejeter des idées différentes des siennes, mais chercherait à les combattre activement. Autrement dit, toute personne qui ne pense pas de la même manière que Bloomberg et ses associations doit être combattue, ou tout du moins, ses idées.
Ce que pointe du doigt Michelle Minton, outre le fait que ces associations ne prennent pas en considération les besoins ou les valeurs uniques des personnes qui vivent dans ces pays, c’est que Bloomberg semble imprudemment ignorer d’autres facteurs, tels que celui qui dit, très simplement, que le fait qu’une stratégie fonctionne dans un pays ne signifie pas qu’elle fonctionnera dans un autre.
L’autre facteur ignoré par la stratégie révélée par ces documents est que l’association de Bloomberg traiterait toutes les formes de consommation de nicotine de la même manière. Ainsi, les produits présentant moins de risque que le tabagisme, tel que le SNUS, le tabac chauffé ou la cigarette électronique, alternatives potentiellement salvatrices, devraient être la cible des mêmes taxes élevées, restrictions et interdictions destinées à décourager le tabagisme.
En haut de la pyramide, Bloomberg. En bas, à ses ordres, les « partenaires »
Maintenant que nous connaissons l’une des stratégies utilisées par le milliardaire à travers ses associations, il ne reste plus qu’à comprendre comment celle-ci est mise en œuvre.
Pour ce faire, Campaign for Tobacco-Free Kids ferait tout son possible pour influencer tous les niveaux du processus politique et ses acteurs clés dans divers pays. Ces tentatives d’influences passeraient par des partenariats et des collaborations, le plus souvent financières, avec des militants, des médias, des universités, des associations, mais aussi des gouvernements, directement.
Alors que tout en haut de la pyramide, CTFK décide des priorités et du meilleur plan d’action, les « partenaires », eux, bénéficiaires des subventions, contribueraient à l’effort en offrant une couverture médiatique, des preuves de soutien, ou même en promulguant des lois. Sans oublier, bien sûr, de tout faire pour discréditer les ennemis de l’association en haut de l’organigramme, simplement pour avoir pensé différemment d’elle.
Le pouvoir de l’argent
Une question se pose alors : comment l’association réussit-elle à avoir autant de « partenaires », et si peu de détracteurs ? Afin d’y répondre, il convient de s’intéresser aux cibles de Campaign for Tobacco-Free Kids : les pays en voie de développement.
Ces pays ne disposant pas des mêmes ressources financières que d’autres sont des proies faciles. Comme le révéleraient les documents consultés par Michelle Minton, CTFK aurait par exemple offert son soutien lors de procès contre l’industrie du tabac au Brésil, au Pérou, en Uruguay, en Ouganda, au Nigeria et au Kenya. Au Panama, ils auraient également fait part d’une collaboration avec le ministère de la Santé qui souhaite financer un effort régional pour les litiges liés au tabac. Un procès coûte de l’argent, tout comme un effort régional, quel que soit ce à quoi il est destiné. De l’argent dont ces pays manquent, et que l’association peut bien sûr leur fournir.
L’association de Bloomberg offrirait également ses services dans la formation de personnel, l’organisation de réunions et la production de documents de recherche ou de communication. En Indonésie par exemple, CTFK aurait collaboré avec le ministère de l’Intérieur et celui de la Santé pour organiser et financer des ateliers de rédaction juridique à l’intention des conseillers parlementaires afin d’encourager ces derniers à signaler les évolutions de la mauvaise législation et à contribuer à l’avancement de la législation antitabac.
Des actions seraient également en cours en Uruguay, où les documents parleraient d’une coordination d’une formation d’avocats, en collaboration avec le gouvernement, ainsi qu’au Nigeria et en Ouganda, où Campaign for Tobacco-Free Kids aurait travaillé en étroite collaboration avec les avocats du pays pour rédiger des règlements.
Dans certains cas, rapporte Michelle Minton, ces aides seraient même encore plus directes. Par exemple, en Chine, l’association aurait financé les gouvernements de trois provinces, quatre administrations municipales et la Commission nationale de la santé et du planning familial.
Au Brésil, elle aurait offert un soutien financier sur demande afin de faire avancer son programme de litiges.
Enfin, au Vietnam, CTFK aurait financé le Comité directeur sur le tabagisme et la santé ainsi que le département de la politique fiscale du ministère des Finances.
Heureusement, il arrive que ces ingérences ne se passent pas comme prévu, comme au Mexique où un scandale avait éclaté suite à la découverte du fait que l’association de Bloomberg aurait elle-même rédigé une proposition de loi visant à interdire les cigarettes électroniques, qui aurait par la suite due être introduite par des législateurs sympathisants.
Même la science peut être achetée
Toujours selon l’auteure de l’article, lorsque les compères de Bloomberg ne sont pas occupés à directement traiter avec les acteurs étatiques, ils s’occuperaient en fait de préparer le terrain pour le faire à l’avenir. Parmi ces préparatifs, la culture de relation avec des groupes de recherche et des universités.
En Chine par exemple, l’université Fudan aurait reçu des centaines de milliers de dollars pour, entre autres choses, documenter et publier les preuves démontrant les effets positifs des lois antitabac. Autrement dit, ces recherches ne consisteraient pas à étudier les effets positifs ou négatifs de ces lois, mais à rechercher tout ce qui pourrait les appuyer.
Et si l’on peut penser que certains journalistes pourraient un jour découvrir et parler de la combine, que l’on se rassure, l’association a également un plan pour eux. Dans certains cas, il irait jusqu’à verser directement des sommes d’argent en l’échange de certaines communications.
Une stratégie qui ne serait pas uniquement appliquée dans les pays en voie de développement, mais partout dans le monde, y compris en Europe, où il a été révélé cette semaine que The Investigative Desk, organe de presse européen, aurait reçu une somme d’argent non divulguée afin de passer un contrat avec l’université de Bath, pour la publication de reportages antitabac. Un contrat qui contiendrait une disposition l’obligeant à ne pas révéler que l’argent provient de Bloomberg Philanthropies.
Combattre la nicotine, quel qu’en soit le prix
Dans ses conclusions, Michelle Minton note que la stratégie employée par Bloomberg semble viser à remporter des batailles politiques et à faire passer des lois sans se préoccuper de savoir si elles entraînent une réduction réelle du tabagisme ou une amélioration de la santé.
Elle apporte pour preuves le taux de tabagisme en Turquie, pays souvent mis en avant par Campaign for Tobacco-Free Kids pour ses nombreuses politiques antitabac, qui aurait en fait augmenté de 4 % entre les années 2012 et 2018. Aux Philippines, les mesures antitabac prises par le gouvernement auraient fait exploser le nombre d’arrestations, d’amendes et d’emprisonnements.
En plus de ces drames sanitaires et humains, dans de nombreux pays, les politiques menées par CTFK auraient conduit à l’augmentation de la contrebande de tabac.
« Malgré les affirmations contraires, la stratégie de Bloomberg ne semble pas viser soutenir les processus politiques existants dans les pays en voie de développement, mais à les réquisitionner, en créant un système généralisé de dépendance à l’égard des autorités étrangères – et en faisant peu de cas du respect des normes démocratiques par ces autorités. Cette stratégie peut s’avérer efficace pour les manipuler afin qu’ils adoptent les politiques de lutte contre le tabac que Bloomberg et CTFK favorisent, mais elle peut également perpétuer ou exacerber l’héritage du colonialisme dans le monde en développement. », conclut l’auteure.
Qu’est-ce que le Competitive Enterprise Institute ?
Le Competitive Enterprise Institute (CEI), pour qui travaille Michelle Linton, est un think tank prônant une meilleure compréhension des valeurs d’une société libre et des politiques nécessaires à sa survie en recourant à l’analyse des politiques, à l’éducation du public et aux litiges. L’association est financée par des particuliers comme des entreprises, sans pour autant préciser lesquelles.
En 2013, le Washington Post publiait un article offrant quelques indices à ce sujet. Le journal avait eu connaissance de la liste des donateurs lors de son dîner annuel. Parmi eux, de nombreuses entreprises du domaine de l’énergie, des transports, de l’automobile, des communications, de la technologie, des finances, de l’industrie pharmaceutique, mais également de l’immobilier.
Le CEI est considéré comme l’un des plus grands groupes conservateurs financés afin de renverser l’environnementalisme des années 1960. Aujourd’hui encore, il est pointé du doigt pour ses prises de position contre ce qu’il appelle l’alarmisme du réchauffement climatique.
Parmi les donateurs de son dîner annuel de 2013, se trouve également le cigarettier Altria.
Le philanthro-colonialisme de Bloomberg : une menace pour la santé et la science mondiales