Savez-vous qu’avant les creepypastas et autre légende urbaines, les histoires étranges et mystérieuses existaient déjà ? On a appelé ces contes le folklore, et certains les ont collectés pour en faire de la littérature. Hommage du vendredi bien mystérieux, puisqu’on est jeudi.
Le folklore pour les nuls
On raconte beaucoup de choses sur la vape. On dit que ça donne le cancer de la nicotine, et que ça rend les enfants accros à l’héroïne, la cocaïne et le crack dès l’école maternelle. On dit que les boutiques de vape ont des stands de vente clandestins qu’ils installent dans les cours de récréation. Il se murmure aussi que les fabricants d’e-liquide errent dans les ministères et les administrations, traînant de lourdes valises de billets, cherchant un fonctionnaire ou un élu à corrompre.
Tout cela est terriblement amateur.
Fut un temps où des hommes erraient dans les landes lugubres à la tombée du jour, allant de ferme en ferme, avalant verre de gnôle sur verre de gnôle, avec un seul but : collecter les histoires, légendes et contes, afin de les inscrire dans la littérature pour la postérité. Si vous étiez en Dordogne, vous pouviez croiser Claude Seignolle, si vous alliez en Bretagne, c’est sur la route d’Anatole le Braz que vous auriez marché.
C’étaient les folkloristes. Et ces gars-là étaient aussi doués pour trouver les histoires que pour les raconter. Hélas, ce beau métier a disparu de nos jours, remplacé par les Creepypasta sur YouTube.
Pour cet Halloween, l’article du vendredi rend hommage aux folkloristes, en racontant, selon la tradition, une vérité sous forme de conte légendaire. Et, par la même occasion, votre serviteur paie sa dette aux deux mentionnés plus haut.
Le rond des vapeurs
Trois hommes cheminaient en silence à la tombée de la nuit dans la lande numérique et lugubre de l’internet, à peine éclairés par la lumière mourante d’un modem 56 k. Tous regrettaient, sans le dire à haute voix, la douce clarté réconfortante de la fibre optique, qu’ils avaient abandonnée pour retourner sur les lieux de leur découverte.
L’ancêtre, le plus âgé, ronchonnait : on était venu frapper à son huis à une heure indue, tandis qu’il avalait à grandes lampées son velouté de chou-fleur, tout en feuilletant un catalogue de vélos.
Le troisième était le chef, et il devait venir lui-même pour pouvoir décider quoi faire. C’était trop gros, il fallait son aval, c’était son don, c’était sa malédiction. Prudent, il s’était emparé de sa raquette de tennis, au cas où ils auraient croisé des loups ou un court.
« C’est par ici » la voix du jeune tremblait d’excitation devant la promesse de la découverte qu’il allait révéler à ses compagnons. « Juste derrière ce bosquet d’arbres morts dont les branches lugubres semblent vouloir attraper la Lune pour étouffer sa clarté rassurante ».
« Oui, derrière les arbres morts, on s’en souvient » répondirent les autres.
L’équipe finit par déboucher sur une petite clairière. Nul doute sur l’identité de son propriétaire : des drapeaux bleu, blanc et rouge barraient les arbres, au-dessus de la mention « République française ». On était ici sur les terres les plus sauvages, celle du clan de la Santé.fr.
« Où il est passé ? » demanda le chef, étreignant son brassard noir qu’il gardait en signe de deuil depuis que Nadal avait annoncé sa retraite.
Le plus jeune ouvrait de grands yeux étonnés. « Je ne comprends pas, c’était là, vous l’avez vu comme moi ! ».
L’ancêtre continuait de grommeler, par habitude.
« Les pages du Livre de la Sagesse des Bienveillants qui nous Gouvernent » et, à la mention de l’ouvrage, tous firent le signe sacré, toucher leur portefeuille pour vérifier qu’il était toujours là.
Hier, en cherchant quelque chose à canarder avec son patator, le plus jeune était arrivé dans cette clairière, et y avait fait une découverte incroyable : de nouvelles pages du livre sacré, celui qui fixait le dogme de la Santé publique. Un ouvrage très saint et vénéré, même si, honnêtement, personne ne le lisait jamais.
Et, fait incroyable : les pages parlaient en bien de la vape. Elle affirmaient que c’était un bon moyen d’arrêter de fumer, soulignait que la théorie de l’effet passerelle avait été démontée par la science, et que cette même science prouvait qu’il n’y avait pas de danger pour la santé.
Il avait montré sa découverte aux deux autres, et, comme il se faisait tard, ils étaient convenus de revenir sur place le lendemain.
Tous frissonnèrent. C’était incroyable, un véritable miracle, et il s’était déjà perdu.
« Il y a un papier, là » dit l’un. « Que dit-il ? » dit l’autre. « Il dit : La page que vous avez demandé n’existe plus » répondit le troisième.
Ils échangèrent des regards entendus. « Possible qu’ils gardent ces pages pour rassurer le peuple quand l’accise aura commencé à nous dévorer » dit le plus jeune.
« Ou l’inquisition les aura menacés du bûcher s’ils ne les dissimulaient pas » avança le chef.
« Sinon… On dirait qu’un membre de la tribu a fait une boulette et va recevoir sa mutation pour les îles » spécula l’ancien.
« Ben quoi ? Les îles, ce n’est pas si terrible » objectèrent les autres.
« Les îles Kerguelen » précisa l’ancêtre, et, à ce nom, tous frissonnèrent, pour la troisième fois, si j’ai bien compté.
Déçus, ils firent demi-tour, et s’en revinrent sur leurs pas, vers la lueur lointaine du bureau et de la machine à café. Aucun d’entre eux ne se retourna et ne vit le petit ruisseau de subventions qui coula soudain au milieu de la clairière, finissant d’effacer les dernières traces de vérité sur le sol.