Les arômes. Dans la vape, ils sont sujets de discussion, au cœur de certains débats, mais à quel point sont-ils importants et, surtout, comment leurs fabricants et les liquidiers traitent-ils ce sujet ? Quelques réponses.
Histoire édifiante
Bon nombre d’articles commencent par une histoire édifiante, et celui-ci en fait partie. Il y a quelques années, une petite marque de liquides britannique commence à émerger : Manabush. Son créateur, Martin Bush, produit une gamme de tabacs gourmands. Et face au succès, il la décline en une seconde gamme sans tabac. Juste les gourmands.
C’est la gamme Nokomis, avec un principe assez simple : un liquide gourmand de base, qui est ensuite décliné en plusieurs variantes qui en changent le goût et l’expérience. La gamme passe les frontières britanniques et est importée en France par plusieurs distributeurs.
Et là, c’est le drame : du jour au lendemain, le fabricant de quelques principaux arômes – très spécifiques – de la gamme fait faillite. La direction de Manabush le contacte, pour espérer trouver une solution, mais la seule qui convienne, racheter la formule, coûte une fortune.
La société Manabush rachète donc tous les stocks disponibles pour tenir le temps de trouver une reformulation correcte de ses recettes avec d’autres arômes. Une nouvelle recette est finalement arrêtée, mais elle ne traduit pas ce qui avait plu dans la première formule. Les ventes s’effondrent. À cette époque, Manabush disparaît du marché français.
Finalement, Martin Bush se résout à faire un prêt énorme pour racheter la formule. Aujourd’hui, Manabush va bien sur le marché anglais, mais son ascension a été irrémédiablement freinée et sa réimplantation sur les marchés étrangers n’a jamais repris.
Le dernier tabou
Aujourd’hui, quand on pose la question à bon nombre de fabricants de liquides : “Et si votre fournisseur faisait faillite ou arrêtait un arôme clef pour une raison X, quel plan B avez-vous ?”, visiblement, la réponse est un sport de combat, puisque tous ceux à qui nous l’avons posée ont fait une magnifique manœuvre d’esquive.
Quelques-uns parmi les grands fabricants ont sécurisé leur filière de production, en rachetant, par exemple, leur fabricant d’arômes, d’autres simplement la formule chimique.
Un autre exemple, pour des raisons différentes, parlera aux plus anciens : le Boba’s Bounty d’Alien Visions e-juices. Lorsque le liquide légendaire a été contraint de renoncer à certains de ses arômes, il a rebondi avec une nouvelle recette, qui n’a jamais pu égaler ses précédentes.
Là, il s’agit de sécurité : certains composants du Boba’s n’étaient pas sains, et ont dû être remplacés. De quoi inquiéter certains fabricants : quelques composés sont aujourd’hui regardés d’un air suspicieux, comme la cannelle par exemple, et pourraient demain être proscrits.
Mais, chez un fabricant d’e-liquides, au-delà de cet équilibre, comment les arômes sont-ils gérés et considérés au quotidien ?
La bibliothèque d’arômes
Chez Fuu, quand on parle d’arômes, Jean Moiroud répond aussitôt : “Ce qui est important, c’est la notion de catalogue. Il faut construire son catalogue d’arômes autour de ce qui est pertinent, pour pouvoir attaquer le marché en fonction des tendances détectées.”
Simple ? Au début. “Au bout de dix ans, la gestion du catalogue devient compliquée. Ce qu’il faut savoir, c’est que tous les produits n’ont pas le même cycle de vie. Par exemple, il y a quelques années, il y a eu une mode autour des ‘fruit loops’, les céréales au lait fruitées, qui ont cartonné puis disparu en 6 à 8 mois. Sur les tabacs, en revanche, le cycle de vie est beaucoup plus long, explique-t-il. Il suffit de voir le FR-M chez nos confrères d’Alfaliquid, qui est sorti en 2010 et qui est toujours un succès.”
Donc, les bibliothèques d’arômes bougent. “Régulièrement, on fait des arbitrages, et on supprime certains produits du catalogue pour épurer les arômes et pouvoir en avoir de nouveaux.” Ce qui mécontente certains clients. “Pour des clients fidèles qui sont focalisés sur un produit, on peut parfois le faire à façon, on gère les choses au cas par cas”, assure Jean Moiroud. Tant que les arômes constitutifs de la recette sont disponibles chez un fournisseur, dans l’absolu, tout est possible.
Sur le risque de disparition de certains arômes, Jean Moiroud est clair : “C’est un vrai risque, et le risque est d’autant plus fort qu’un succès s’est bâti en monoproduit ou presque. Si une maison a bâti son succès autour d’un produit, le problème est vital pour l’ensemble de la société. Il y a par exemple Strawberry Queen, qui était une excellente fraise au point qu’une société s’était créée autour de ce produit, et la gamme qui s’était développée était des spin of, des variations. L’exposition à la rupture, dans ce cas, était majeure.”
Cette exposition à la rupture varie donc selon les maisons. “Chez Fuu, on a des ventes beaucoup plus réparties, parce qu’on s’adresse à beaucoup de typologies de clientèles et différents usages. Je ne me sens donc pas exposé à un risque.”
D’autant que tous les œufs ne sont pas dans le même panier. “Nous avons une douzaine de fournisseurs d’arômes. Ce qui nous met à l’abri d’une défection, et nous permet aussi d’avoir accès à différentes approches qui nous permettent de varier les saveurs.”
Un champ d’application limité
Jean Moiroud souligne néanmoins une limite sur les arômes. “Aujourd’hui, tout a été fait. Au début, chez Fuu, on s’est fait une réputation avec Sublim’ Cacao, c’était un liquide au goût de Snickers. Aujourd’hui, tout ce qui existe dans le monde réel a été fait.”
Ce qui conduit à des situations amusantes. “Le fruit du dragon, très à la mode dans beaucoup de liquides… En réalité, c’est très fade, c’est plus un ornement qu’autre chose. Et je suis presque sûr que ceux qui en vapent n’aimeraient pas en manger. C’est plus un ornement qu’autre chose et, aujourd’hui, on en est à vaper des ornements culinaires.”
Lors de la première édition de Vap Chef, au Vapexpo 2024, Norbert Tarayre avait dit que “la vape avait cette chance immense de n’avoir que l’imagination comme limite, qu’en mélangeant des arômes, n’importe quel goût pouvait être créé.” Jean Moiroud met un sérieux bémol : “Il y a une limitation aux arômes alimentaires dans la vape : tous les arômes ne sont pas destinés à être vaporisés. Les aromates et les épices, par exemple, sont souvent à base d’huiles essentielles, ce n’est pas très compatible avec la vape, et ça, c’est un euphémisme.”
Fuu a d’ailleurs cassé sa tirelire pour investir. “On a acheté un chromatographe. C’est un sacré investissement, on s’est demandé si ça en valait la peine, mais oui : on teste aujourd’hui systématiquement nos arômes, c’est un confort incroyable au niveau de la sécurité.”
Une méthode universelle
Nous avons échangé avec des aromaticiens chez différents fabricants de liquides, et tous se basent sur quelques principes élémentaires.
Il y a deux façons d’aborder les choses : soit on rentre les arômes parce qu’un fournisseur les propose, et on crée un liquide à base de cette bibliothèque, en se demandant ce qu’on peut faire avec ça. Ça, c’est la méthode la plus créative et la plus amusante. Mais, à l’inverse, il y a la méthode tactique : l’entreprise définit une stratégie commerciale et sollicite les fabricants d’arômes sur certains profils. C’est la méthode la plus courante et la plus efficace. Tout simplement parce que si l’air du temps est aux fruités frais et qu’on vient de rentrer des dizaines de vanilles, de chocolats et de noisettes, le liquidier aura un peu de mal à être réactif. Une règle de base : celui qui prépare l’échantillon et celui qui l’évalue ne doivent pas être la même personne.
Un point de passage essentiel a sans doute marqué, sans que personne ne s’en rende compte, un basculement majeur dans la vape. Au début, en effet, les premiers liquides ont été faits avec des arômes généralement destinés à l’alimentation. Il fallait alors prier pour qu’ils soient compatibles avec l’inhalation, ou faire appel à un laboratoire. Les liquidiers, pour les fabricants d’arômes, étaient la cinquième roue du carrosse, une anecdote dans leurs ventes.
Maintenant, la situation a complètement changé : non seulement bon nombre de fabricants d’arômes ont mis au point des produits inhalables destinés à la vape, mais beaucoup d’entre eux ont des départements spécialisés, où des spécialistes travaillent avec les liquidiers à la mise au point de molécules en suivant des cahiers des charges très stricts. Et c’est cette bascule qui a marqué, sans que personne ne s’en rende compte, l’entrée de la vape dans l’ère professionnelle et industrielle.
Les arômes sont donc au cœur de tout : ils ont contribué au succès de la filière, définissent la stratégie des sociétés et peuvent causer leur perte en cas de disparition. Et s’ils sont tellement présents au sein du secteur que les professionnels ne font plus attention à eux, les opposants au vapotage ont bien compris que les supprimer serait l’arrêt de mort du secteur.