Un article paru dans Charlie Hebdo assassine la vape. Quoi d’étonnant à ça ? C’est la ligne du journal. Ou pas : la ligne de Charlie Hebdo, c’est la satire, pas la hargne.
Bal tragique à Charlie, un article
“Lobby de la vape : la cigarette électronique est une drogue dure, surtout pour ceux qui la vendent ” (par Étienne Le Page), Capture d’écran Charliehebdo.fr
C’est un article à la Charlie Hebdo que la vape française s’est pris sur le coin de la tête, et il faut faire avec, c’est comme ça. C’est ce qu’on pourrait être tenté de penser, après tout, Charlie, c’est l’irrévérence à la française, la continuation de cet esprit qui nous a fait couper la tête à un roi et dresser des barricades dans Paris.
Et il faudra toujours rappeler que Charlie a payé cher son irrévérence et sa liberté de penser. Inutile d’énumérer encore une fois le nom de ceux qui ont payé de leur vie d’avoir fait usage de la liberté d’expression que la Constitution leur garantit : nous devrions tous les connaître par cœur.
Charlie, ce sont ces sales gosses qui vont semer le chaos sur votre bureau, parce que c’est leur façon à eux de demander s’il n’y a pas une meilleure façon de le ranger. On peut en rire, on peut hurler et trépigner de rage, mais quand un type sort un flingue de son bureau, ça va trop loin. Charlie ne tue pas, il se moque.
Il en a le droit. Tout comme nous avons le droit de nous demander : est-ce qu’un article paru dans Charlie Hebdo est bien un article de Charlie Hebdo ?
L’auteur semble récent à la rédaction, il n’a qu’une poignée d’articles à son actif. Il a peut-être envie de faire ses preuves, c’est bien, et d’assurer ses arrières, c’est normal : s’il ne peut pas rester à Charlie pour une raison ou pour une autre, il faudra montrer patte blanche. Peut-être même qu’il se dit que travailler avec Élise Lucet doit être une planque de rêve, chacun ses ambitions.
Charlie est mort, vive Charlie !
Le problème avec cet article, c’est que l’esprit satirique de Charlie s’efface devant autre chose, une sorte de rage, du moins, c’est ainsi qu’on peut le percevoir. On a l’impression qu’il trouve anormal que les professionnels du vapotage gagnent leur vie en faisant leur métier.
C’est un point de vue respectable, comme tous les points de vue argumentés. Mais qui peut poser problème à son auteur s’il lui venait la fantaisie d’extrapoler. Une idée comme ça : mais le type qui gagne sa vie en vendant des fauteuils roulants, c’est bien ou c’est mal ?
Parce que lui, selon cette logique, il doit rêver qu’il y ait davantage de handicapés pour faire plus de chiffre et plus de marge ?
Sans aller jusque-là, imagine-t-on l’auteur s’insurger contre les lobbys bio qui manifesteraient contre l’agriculture industrielle, les mégabassines ou les pesticides ? Après tout, leur intérêt, c’est de vendre leurs patates trois fois plus cher, non ?
Et pourquoi pas, tant qu’on y est, accuser les associations antitabac comme le CNCT de lutter contre les outils de sevrage efficaces pour que les gens continuent à fumer et justifier leurs aides publiques ? Quitte à caricaturer, autant aller jusqu’au bout. Pas sûr que ces gens qui ont consacré leur vie à lutter contre le tabac le prennent bien, par contre.
Tout est pardonné
Vient le grand sujet de la vape chez les jeunes. Arrive Claude Bamberger, président de l’AIDUCE et, diront les mauvaises langues qui l’aiment bien quand même, herméneute à ses heures perdues. Qui, selon l’article, « se cache derrière une rengaine bien connue ». Ladite rengaine : on ne pourra pas empêcher les jeunes de faire des « conneries », alors autant les accompagner avec des produits à réduction des risques.
Bon, l’interview s’est déroulée en contexte de manif, avec le bruit des slogans hurlés à travers les hauts-parleurs et les explosions des grenades de désencerclement… Ah ?
Pardon, on me fait signe que tout s’est bien passé, que la manifestation est restée propre et polie, et que les policiers déployés avaient juste pour but de faire barrage afin que les slogans et arguments déployés n’écorchent pas les oreilles de la ministre de la Santé.
Mais, le connaissant, ce serait étonnant que Claude ait juste dit ça. Posons la question au principal intéressé. « Ce n’est pas moi qui ai dit ça, c’est Serge (Le Faurestier, secrétaire de l’Aiduce, NDLR), et ce qu’il a dit précisément, c’est que quand on est jeune on fait des conneries, vapoter a beaucoup moins de conséquences que d’autres. Moi, j’ai ajouté que les données montrent que la majorité des lycéens vapoteurs sont ceux qui fumaient 2-3 ans avant, et la chute est historique ; la vente aux mineurs est interdite, mais pas l’usage, et on est pour que les parents décident. »
C’est un discours qui, encore une fois, peut s’entendre : sachant qu’un tiers, au minimum, des buralistes vendent des cigarettes aux mineurs (31% d’après un test réalisé par le CNCT, qui ajoute que 81% ne demandent pas de carte d’identité aux mineurs), faut-il les laisser se bitumer les poumons en pleine croissance avant qu’ils puissent accéder à la vape ou à d’autres outils de sevrage à leur majorité ? Dieu préserve nos enfants des gommes à la nicotine ! Ah non, pas Dieu, restons Charlie.
C’est dur d’être aimé par des vapoteurs
Suit un discours de Jean Moiroud, comme toujours juste et pertinent. Mais le vocabulaire sélectionné pour le présenter est, lui aussi, soigneusement choisi pour le discréditer. Ainsi, Jean Moiroud ne dit pas, n’affirme pas ou ne déclare pas, il « s’exonère ». Ça peut sembler insignifiant comme choix de mots, mais les lecteurs de Charlie Hebdo ont du vocabulaire, ce sont souvent des gens qui lisent, et ils savent faire la différence entre dire quelque chose et s’en exonérer.
D’autant que les acteurs de la manifestation ont donné des chiffres et des faits, affirment-ils (et on a tendance à les croire, vu que c’est littéralement ce qu’ils font tout le temps), au journaliste, qui n’en a pas tenu compte. C’est dommage.
L’esprit Charlie, c’est certes se moquer, parfois de façon blessante, mais c’est surtout une ironie qui est permise par un recul qui donne une vision globale de la situation. C’est tout, sauf un article hargneux qui donne l’impression, parfois, d’être en service commandé. Ce qui, pour Charlie, serait une hérésie. Charlie peut se voir reprocher beaucoup de choses, mais rarement d’être injuste.
Je suis toujours Charlie. L’auteur de cet article aussi ? J’en doute, un peu.















