Jean-François Etter, professeur de santé publique à l’université de Genève et politologue, rédige un article [1] dans la revue scientifique BMC Medicine au sujet de la recherche sur la cigarette électronique. Il met en garde les gouvernements sur le risque de réglementations trop strictes. Voici une traduction libre de ses propos.
Résumé
La combustion des cigarettes, plus que celle du tabac ou de la nicotine, est à l’origine d’une catastrophe en matière de santé publique. Heureusement, plusieurs nouvelles technologies qui vaporisent la nicotine ou le tabac, et qui pourraient rendre obsolètes les cigarettes, ont récemment vu le jour. Les recherches de priorité incluent les effets des vaporisateurs sur le sevrage tabagique et l’initiation au tabac, leur innocuité et toxicité, leur utilisation par les non-fumeurs, le double usage des vaporisateurs et des cigarettes, le vapotage passif, la « renormalisation » du tabac et le développement des messages qui transmettent avec efficacité le continuum de risque lié aux produits du tabac et aux produits contenant de la nicotine.
Une des principales difficultés réside dans le fait que nous poursuivons un objectif qui change sans cesse. En effet, de nouveaux produits voient constamment le jour et les résultats des recherches sont souvent obsolètes au moment où ils sont publiés. Les vaporisateurs ne doivent pas être sûrs, mais seulement plus sûrs que les cigarettes.
Cependant, les principes de réduction des risques sont souvent mal compris ou rejetés. Dans un contexte de débat idéologique acharné et d’investissements importants de la part de l’industrie du tabac, il est primordial que les recherches indépendantes fournissent aux régulateurs et au public des orientations fondées sur des données probantes. Les embûches méthodologiques et idéologiques qui parsèment ce chemin sont évoquées dans cet article.
Contexte
La combustion des cigarettes, plus que celle du tabac ou de la nicotine, est à l’origine d’une catastrophe en matière de santé publique. La machine à rouler des cigarettes, une invention du XIXème siècle, en est en grande partie responsable. Cependant, une série d’innovations apparues au cours du XXIème siècle ont le potentiel d’inverser les statistiques pour qu’elles atteignent à nouveau le faible niveau de mortalité liée au tabac qui existait avant l’arrivée des cigarettes, lorsque le tabac était principalement utilisé sous une forme non-brulée.
De récentes innovations incluent les cigarettes électroniques, les vaporisateurs qui chauffent le tabac mais ne le brûle pas, les produits similaires aux inhalateurs pour l’asthme qui génèrent un aérosol à base de nicotine, les produits qui créent une réaction chimique (pyruvate) pour vaporiser la nicotine et les produits qui utilisent un flux d’air chaud pour vaporiser le tabac. Au vu de la profitabilité de ce marché, il ne fait aucun doute que d’autres types de vaporisateurs verront bientôt le jour.
Les scientifiques et les régulateurs réagissent souvent de manière confuse à ces technologies révolutionnaires. Le débat est fortement idéologique et les arguments prêtent souvent à confusion et sont souvent malhonnêtes. Des avis négatifs sur les e-cigarettes ont souvent une importante couverture médiatique et, par conséquent, la proportion de fumeurs qui pensent que les e-cigarettes sont plus nocives que les cigarettes classiques augmente.
Dans un tel contexte, il est primordial de donner aux régulateurs, aux médecins, aux journalistes et aux consommateurs des réponses valides à leurs questions et basées sur des données probantes. Cependant, ce chemin est parsemé d’embûches, aussi bien méthodologiques qu’idéologiques.
Les priorités de recherche
L’impact des e-cigarettes et des vaporisateurs sur la santé publique est le fruit des dommages causés ou évités par de tels produits, multiplié par le nombre de personnes qui ont adopté ces produits et qui ont arrêté de consommer des cigarettes classiques. D’un point de vue réglementaire, l’objectif devrait être de minimiser les effets négatifs sur la population causés par tous les produits du tabac et les produits contenant de la nicotine, y compris les cigarettes combustibles.
Les chercheurs devraient fournir des preuves afin d’aider les régulateurs à rédiger des réglementations qui prennent en compte le continuum de risque lié aux produits du tabac et aux produits contenant de la nicotine, qui sont basées sur un principe de proportionnalité et qui n’étouffent pas l’innovation.
Les recherches de priorité incluent les effets des vaporisateurs sur le sevrage tabagique et l’initiation au tabac, leur innocuité et toxicité, leur utilisation par les non-fumeurs, le double usage des vaporisateurs et des cigarettes, l’utilisation dans les espaces publics (exposition au vapotage passif et « renormalisation » du tabac), les arômes (la toxicité et les effets comportementaux), la nicotine (dépendance, toxicité, perception du risque) et le développement des messages qui transmettent avec efficacité le continuum de risque.
Problèmes méthodologiques
Une des principales difficultés réside dans le fait que nous poursuivons un objectif qui change sans cesse. De nouveaux produits voient constamment le jour et les résultats des recherches sont souvent obsolètes au moment où ils sont publiés.
La plupart des études publiées sur les e-cigarettes se basent sur les effets à court terme mais il est primordial d’évaluer les effets et les comportements à long terme de ces produits sur la santé. Cela coûtera cher, prendra des années et les études à long terme seront obsolètes au moment où elles seront publiées.
Une question importante à se poser est d’évaluer si oui ou non les e-cigarettes servent de passerelle à la dépendance au tabac ou à la nicotine chez les jeunes non-fumeurs. Nous savons, suite aux recherches déjà effectuées sur les drogues illicites (le cannabis sert-il de passerelle à l’héroïne ?), que prouver l’effet de passerelle requiert des études méthodologiquement sophistiquées. Pour les e-cigarettes, toutes les études publiées à ce jour qui se penchent sur l’effet de passerelle n’ont pas répondu à ces exigences méthodologiques.
Evaluer les effets d’une exposition passive aux vapeurs d’e-cigarettes est également pertinent d’un point de vue politique. Cependant, étant donné le très faible niveau de risque encouru (probablement d’un ordre de magnitude inférieur à celui de la fumée de cigarette), tout effet pour la santé sera très difficile à détecter.
Préjugé idéologique
Il existe un continuum de risque pour les produits contenant de la nicotine. La réduction des effets toxiques est le moindre des maux : les vaporisateurs doivent être plus sûrs que les cigarettes classiques mais pas nécessairement sûrs. Ne pas admettre cela mène à une attitude négative envers les produits à risque réduit et les réglementations qui appliquent les mêmes restrictions à tous les produits. Ceci nuit à la santé publique vu que les alternatives aux cigarettes classiques sont limitées. Dans de nombreux pays, il est actuellement interdit de faire la publicité des vaporisateurs de nicotine et de tabac sans fumée comme produits à risque réduit. Les lois qui empêchent une communication sincère sur le continuum de risque empêchent l’adoption d’alternatives moins nocives aux cigarettes combustibles.
Le débat fait rage mais manque de rigueur et il y a souvent un préjugé idéologique et un manque de compréhension à l’encontre des principes de réduction des effets nocifs. Il existe également une volonté de la presse et d’un certain nombre de scientifiques de mettre l’accent sur les effets négatifs des e-cigarettes. En particulier, les communiqués de presse publiés par les scientifiques ou par leurs organes ne reflètent parfois pas les résultats des recherches. Ceci pourrait être évité si les communiqués de presse étaient soumis au même processus de révision que celui des articles scientifiques évalués par des pairs. Le public mérite une évaluation objective de la situation et un avis approprié mais à ce jour, ce n’est pas ce qu’il reçoit de la part de nombreux articles scientifiques, articles de presse et autres organes de presse.
Conflits d’intérêt
La plupart des fabricants d’e-cigarettes montre peu d’intérêt dans la conduite ou le soutien de recherches évaluées par des pairs. La majorité des recherches sont par conséquent effectuées par des chercheurs indépendants mais des conflits d’intérêt sont néanmoins présents. A l’inverse, les recherches sur d’autres types de vaporisateurs (par exemple les produits qui chauffent le tabac) sont principalement menées par l’industrie du tabac. Par exemple, Philip Morris International a investi deux milliards de dollars en recherche et développement pour ses quatre nouveaux vaporisateurs. Pour amortir cet investissement colossal, d’autres sources de financement (gouvernements, fondations, financement participatif) sont nécessaires afin de soutenir des chercheurs indépendants. Une faible taxe (quelques cents par unité) pourrait être imposée sur les vaporisateurs pour soutenir l’éducation et appuyer des recherches indépendantes, mais ces produits devraient autrement bénéficier d’avantages fiscaux.
L’industrie de la cigarette traditionnelle va probablement bientôt dominer le marché des vaporisateurs de nicotine/tabac, notamment parce qu’une réglementation trop rigoureuse aura pour effet de le rendre trop coûteux aux yeux des acteurs plus modestes pour qu’ils survivent dans un environnement strictement réglementé. L’industrie du tabac sera alors en position d’étouffer ce marché s’il s’avère être moins rentable que le marché de la cigarette traditionnelle.
En raison de la position de force de l’industrie du tabac, les chercheurs et leur institution n’ont pas d’autres choix que de reconsidérer (à contrecœur) leur attitude envers cette industrie, ce qui est un des points les plus épineux dans cette affaire. La divulgation de conflits d’intérêt et l’enregistrement des études sont une première étape nécessaire mais insuffisante. Un débat ouvert, comprenant toutes les parties intéressées, est essentiel sur ce point. Une transparence et une approche appropriée dans la gestion des conflits d’intérêt sont primordiales afin de préserver l’intégrité des recherches et la confiance du public.
Conclusions
Une fenêtre d’opportunité est désormais ouverte mais va cependant bientôt se fermer. Aux Etats-Unis, la Food and Drug Administration planche sur une réglementation qui s’appliquera aux e-cigarettes et aux vaporisateurs alors que les Etats membres de l’Union européenne transposent désormais la Directive sur les produits du tabac dans leur droit national. Une fois en place, ces réglementations seront très difficiles à modifier. Toutefois, en raison du fait que les stratégies visant à réduire les risques sont souvent mal comprises ou rejetées, il existe un risque que les e-cigarettes et les vaporisateurs soient excessivement réglementés.
Les régulateurs doivent tenir compte des conséquences imprévues associées à une réglementation trop rigoureuse et devraient être tenus pour responsables si de telles conséquences se matérialisent. Etant donné que les e-cigarettes et les vaporisateurs sont déjà bien plus sûrs que les cigarettes classiques, tout avantage en matière de réglementation ne serait que minime alors que les conséquences imprévues peuvent avoir un impact bien plus négatif. Malheureusement, les propositions actuelles en termes de réglementation sont souvent pires que le statu quo. Il est malheureux de voir que cela arrive avec l’aide d’un certain nombre de professionnels de la santé, de scientifiques et de représentants élus par le public.
[1] E-cigarettes: methodological and ideological issues and research priorities – Jean-François Etter – BMC Medicine 2015, 13:32 – doi:10.1186/s12916-014-0264-5