Les cigarettiers craignent-ils « l’effet Kodak » ? Certains parallèles peuvent en effet se faire entre l’industrie du tabac, confrontée aujourd’hui à la montée de solutions alternatives plus saines, en tête desquelles la vape, et ce qui s’est produit sur le marché de la photographie argentique au moment de l’avènement du numérique.

Justice pour Kodak

En 2012, un séisme secoue le monde de la photographie : Kodak dépose le bilan. L’ancien géant de la photographie était jusqu’à une époque récente considéré comme un géant intouchable dans son domaine, un peu comme Coca-Cola pour les boissons gazeuses ou Microsoft pour l’informatique. Mais l’entreprise, malgré un patrimoine de pas moins de 1100 brevets déposés pour une valeur de trois milliards de dollars, n’avais pas su s’éloigner de son métier basique de chimiste pour négocier le tournant de la photographie numérique.

Internet, ça ne marchera jamais 

Ce fut ce qu’on nomma, à tort, l’Effet Kodak : une entreprise qui ne voit pas venir les nouvelles technologies et le changement d’ère. En réalité, cet “effet Kodak” est mal nommé : il aurait dû s’appeler l’effet Nègre, du nom de Pascal Nègre, PDG d’Universal Music, qui, au début des années 2000, alors qu’on lui posait la question de la concurrence d’internet pour la musique enregistrée, eut cette phrase mémorable : « Internet, ça ne marchera jamais ».

Kodak fut en effet victime du “dilemme de l’innovateur”, théorisé par un chercheur d’Harvard. Il est faux de dire que Kodak n’avait pas la maîtrise de la photographie numérique : en 1975, la société planchait déjà sur le sujet, et le tout premier brevet sur la photographie numérisée fut déposé en 1978… Par Kodak.

Le problème ne fut pas que Kodak ne vit pas venir la photographie numérique, mais choisit de mettre toutes ses forces dans l’argentique

En substance, le problème ne fut pas que Kodak ne vit pas venir la photographie numérique, mais qu’au lieu de s’adapter à ce changement, choisit de mettre toutes ses forces dans l’argentique, espérant que son poids empêcherait le marché tout entier de basculer. Ceci, simplement pour ne pas prendre le risque de changer son business model. Ce qui, dans une certaine mesure, semble se reproduire aujourd’hui dans le tabac et fait transpirer les financiers…

L’effet Big Tobacco ?

British American Tobacco a reconnu que son commerce traditionnel de cigarettes subit des pressions dans les pays qui tentent d’améliorer la santé publique, et le constat est général : l’érosion des ventes de tabac, quoique lente, est inéluctable.

Le Département de l’agriculture des États-Unis signale une baisse de 13 % de la production de tabac par rapport à l’année précédente

Le volume de vente des cigarettes, par exemple, a diminué de 3,5 % aux Etats-Unis rien que sur une période de trois mois courant de début juillet à fin septembre 2017, signale le Tobacco Journal. Dans le même temps, le Département de l’agriculture des États-Unis  signale une baisse de 13 % de la production de tabac par rapport à l’année précédente, estimée à 285 180 tonnes en 2016 aux USA. Cette production, majoritairement destinée au marché intérieur, suit la courbe de consommation du tabac, et touche toutes les variétés destinées à la fabrication de cigarettes : les tabacs de Caroline du Nord, de Virginie et de Géorgie, et le Burley cultivé au Kentucky et au Tennessee. Dans le même temps, la variété de tabac dont est extraite la nicotine destinée à la fabrication de e-liquide croît dans tous ces états.

Cela correspond à l’augmentation du marché de la vape, estimé à 4,2 milliards de dollars aux USA, toujours selon le Tobacco Journal, ce qui correspond à une augmentation globale de 23 % sur la seule année 2016. La plus forte hausse est celle des dispositifs scellés essentiellement sortis des laboratoires de l’industrie du tabac et des dispositifs assimilés, à tort, à la vape par les autorités, comme l’IQOS de Phillip Morris : pas moins de 30 % de plus sur un an.

Et si on citait Borges ?

Un article du Tobacco Journal résume à lui seul ce phénomène : un article très court, indiquant que l’industrie du tabac se trouve dans ce que Borges appelait « Le jardin aux sentiers qui bifurquent ». La preuve s’il en faut qu’on peut écrire dans le Tobacco Journal et être un fin lettré. J’ai presque aussi envie de citer Borges, tenez, allons-y : « Gaiement, nous avons tué les dieux ».

Plus prosaïquement, cet article ne signifie finalement qu’une seule chose : l’industrie du tabac toute entière arrive au point où en était Kodak, il y a quelques années, avec le même choix crucial, pour elle, à faire. Soit continuer sur son modèle économique, chercher à conquérir ou reconquérir des parts de marché et poursuivre son lobbying intense pour chercher à freiner la lutte contre le tabac dans les gouvernements.

Soit sortir progressivement de ce modèle pour se lancer dans un nouveau défi, celui des nouveaux moyens de consommation de la nicotine, à risques réduits, comme la vape, ou prétendus tels, comme le tabac chauffé.

Certes, avec d’énormes moyens, les milliards de dollars qu’ils brassent encore, et un réseau de distributeurs, les buralistes, bien implantés. Mais avec un risque : celui que le public ne réalise que ceux qui prétendent aujourd’hui se préoccuper de leur santé sont les mêmes qui leur vendaient, hier, du poison, que la transition se fasse au profit d’industries nouvelles de la vape, vierges de tout mort.

Comme Kodak, qui avait bien compris que changer de modèle économique était, peu ou prou, repartir de zéro.

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