Outre la menace de taxe, l’inflation est partout, sauf dans les boutiques de vape : depuis des années, le prix moyen d’un flacon de liquide standard de 10 ml n’a pas bougé d’un centime. Comment cela se fait-il ? Combien de temps est-ce encore tenable ? Pour comprendre, il faut remonter à la source.

Le marché de la vape n’échappe pas à l’inflation généralisée connue par tous les secteurs.

Une histoire de liquide

Pour comprendre le prix du flacon de liquide, il faut remonter aux origines de la filière vape française. Pour nous y aider, qui mieux que Brice Lepoutre, créateur du grand forum de la cigarette électronique, pionnier de la vape et grand défenseur depuis l’origine de la réduction des risques ?

“Au tout début, on consommait des bourres préremplies”, se souvient l’actuel directeur de Cigaverte. Une sorte d’ancêtre des cartouches jetables, très très rustiques. “C’étaient des morceaux de coton ou de fibres imbibés de liquide, précise-t-il. Il était même difficile de parler en millilitres tellement les quantités étaient faibles, on en avait un sachet de trois ou quatre pour quelques euros.”

À l’époque, en 2008, nul fabricant à l’horizon en Europe. “Il y avait les liquides chinois. C’est Richard Pfeiffer de Liberty Cig qui, le premier, a importé du Dekang. Tous les autres ont suivi.”

Dekang, c’est un mastodonte. À l’époque, le fabricant chinois produit à lui seul 80 % de l’e-liquide mondial. “Nous avions tous, à l’époque, des a priori sur les produits chinois, ne sachant pas trop dans quelles conditions ils étaient fabriqués. Lorsque l’usine Dekang s’est dévoilée, ça a été un choc, c’était carré, stérile, très technologique, parfaitement safe”, se souvient Brice Lepoutre.

Et Dekang fournit des certificats de conformité du produit, des fiches de composition, et même des analyses, le tout en 2009. Il faut dire qu’un des actionnaires du département chargé d’extraire la nicotine du liquidier, à ce moment-là, était l’État chinois. Dekang est au sein d’un groupe avec une autre société, Boge Technology, dont les fameux cartomiseurs vont, eux aussi, changer le visage de la vape.

Pendant longtemps, Dekang a fait figure de précurseur.

Cocorico timide

En France, le marché commence à s’organiser… À la bonne franquette. À l’époque, le liquide made in France est artisanal et s’achète sur eBay. De vieilles factures exhumées par un Brice Lepoutre devenu archéologue de la vape pour l’occasion, révèlent des tarifs assez élevés : 9,90 € le flacon de 10 millilitres en 16 milligrammes de nicotine.

Quelques-uns de ces vendeurs eBay de l’époque se sont fait un petit pécule qui leur a permis de créer leur société.<span class="su-quote-cite">Brice Lepoutre, directeur général associé de Cigaverte</span>

“Quelques-uns, assez rares, fabriquaient eux-mêmes leurs liquides, explique-t-il. Comme un membre du forum qui racontait comment il s’enfermait dans son garage, avec une combinaison NBC, pour manipuler un bidon de nicotine pure.”

Et ces liquidiers n’ont pas tellement disparu. “On ne citera pas de noms, sourit Brice Lepoutre. Mais quelques-uns de ces vendeurs eBay de l’époque se sont fait un petit pécule qui leur a permis de créer leur société, ils sont passés du niveau artisanal au professionnel.” En somme, en France, à l’époque, on n’avait pas de liquide, mais on avait des idées.

La saga Martzel

Un nom reste incontournable dans l’histoire de la vape française, celui de la famille Martzel. Tout commence avec un ingénieur, Didier Martzel, qui, dès 2005, commence des recherches pour fabriquer une cigarette électronique made in France. Un brevet sera même déposé en 2006. À cette époque, Didier Martzel noue des contacts avec le petit milieu des passionnés de la vape française.

Le projet initial, Alfacig, ne rencontre pas le public escompté, mais il reste les idées développées pour sa conception, et notamment les liquides. Particulièrement soignés, avec des arômes de qualité et mettant l’accent sur la sécurité, ils pourraient peut-être satisfaire les vapoteurs.

En 2010, Didier Martzel recrute son fils aîné, Olivier, pour lancer ensemble une marque d’e-liquide : Alfaliquid. Xavier, le fils cadet, rejoint la société l’année suivante, après avoir terminé une formation d’aromaticien.

Si les liquides sont disponibles sur le site d’Alfaliquid dès 2010, avec une gamme de 16 produits à l’origine, c’est à partir de février 2011 qu’on en retrouve les premières traces dans les boutiques.

Tout cela est bien beau, mais reste une question : combien vendre ce flacon de liquide ? Didier Martzel tranche : ce sera au prix d’un paquet de cigarettes, celui de la marque au cow-boy, en 2010, soit 5,90 €.

Alfaliquid ne reste pas longtemps seul sur le marché, d’autres sociétés apparaissent comme VDLV ou D’lice. Ces dernières vont s’aligner sur le prix du flacon d’Alfaliquid, qui est cohérent du point de vue commercial et permet une concurrence loyale.

En avoir pour son argent

Le coût de production d’un e-liquide est dépendant de très nombreux facteurs.

De quoi est composé le prix d’un flacon d’e-liquide ? Si, pour bon nombre, ce rappel est basique, il s’avère pourtant nécessaire.

Une fois la formule de l’e-liquide arrêtée, il faut le produire. Pour cela, il faut une base, de la nicotine et des arômes, l’ensemble acheté au prix du marché. Le tout est mélangé dans une machine qui va précisément doser chaque élément et les mixer. La machine ouvre trois postes de dépenses : son amortissement si elle est achetée, ou son loyer si elle est louée, l’énergie qu’elle consomme, et le salaire de l’opérateur qui la conduit.

Une fois le liquide prêt, il faut l’embouteiller. Il va donc falloir acheter des flacons, dont le prix dépend du cours du plastique, et donc des produits pétroliers. Il faut une nouvelle machine pour l’embouteiller, un nouvel opérateur, à nouveau de l’énergie. Il va falloir y coller une étiquette, et là encore, c’est un coût qui s’ajoute. Pas anecdotique : “On imprime nous-mêmes nos étiquettes, le prix des cartouches d’encre professionnelles qu’on utilise est passé de 180 à 250 €”, précise Walter Rei, président de Delfica (Flavor Hit). Puis vient la mise en cartons pour la distribution. Encore un peu d’argent qui part, “un carton à sept centimes est facturé aujourd’hui dix”, précise un fabricant.

Mais ce n’est pas fini : il faut un endroit où entreposer les machines, et les flacons d’e-liquides, en attendant leur expédition. Il faut de ce fait des locaux, pour lesquels il va falloir soit payer un loyer, soit rembourser un emprunt si la société les a achetés. Ces locaux, vastes, il faut les chauffer et les éclairer.

Le flacon de liquide n’a donc pas bougé de plus de quelques mètres, et ce sont déjà des dizaines de milliers d’euros qui sont dépensés.

Ensuite, justement, il va falloir le déplacer. Pour cela, faire appel à un transporteur, dont le tarif n’est pas fixe : outre l’amortissement du camion, il doit payer un chauffeur et le carburant. Dans quelques cas, le liquide va transiter chez un grossiste, qui va prendre sa marge au passage pour payer son dépôt, ses employés, son chauffage, son électricité, et reprendre ensuite un autre camion pour être livré sur son lieu de vente.

Le liquide est désormais prêt à être acheté par un client. Pour cela, il est disposé sur le rayon d’une boutique de vape. Cette dernière se situe dans un local pour lequel il faut payer un loyer, et de l’électricité pour l’éclairer et le chauffer. Le liquide est conseillé et vendu par un conseiller qui perçoit un salaire. L’État prend au passage 20 % du montant de la transaction.

Et de nombreuses étapes ont été sautées : les salaires des commerciaux qui placent les liquides chez des revendeurs, le coût qu’engendrent les analyses des liquides pour leur conformité, les charges, impôts et taxes sur les entreprises, le prix de conception du liquide, etc.

Difficilement tenable

Tout cela doit tenir dans 5,90 €. Mais, en 12 ans, ce tarif n’a pas bougé, alors que tous les coûts qui entrent dans sa composition, si. Depuis 2011, l’inflation cumulée est de 25 %. Les salaires ont augmenté, de même que le coût de l’énergie et des matières premières, et l’ensemble des autres postes, plus ou moins alignés sur l’indice Insee à la consommation. Quant au paquet de cigarettes initial sur lequel le prix avait été fixé, il a plus que doublé.

“Rien que sur la bouteille plastique, souligne Jean Moiroud, codirigeant de The Fuu, les prix ont augmenté de 20 %. Ce qui est logique, un flacon, ce sont des billes de plastique, donc issues de l’industrie pétrolière, que l’on chauffe et que l’on refroidit pour leur donner la forme adéquate, ce qui consomme de l’énergie.”

Ma facture d’électricité passe de 800 euros à 4 600 euros.<span class="su-quote-cite">Walter Rei, président de Delfica (Flavor Hit)</span>

Un exemple frappant, chez Flavor Hit. “J’ai deux bâtiments, avec deux compteurs électriques et deux contrats, explique Walter Rei. Le premier vient de s’achever, et je l’ai donc renouvelé. Ma facture d’électricité passe de 800 euros à 4 600 euros. Le contrat du deuxième bâtiment va bientôt devoir être renouvelé également, je suis à 1 400 euros actuellement, et ma facture va être multipliée par 6. C’est encore plus cher si on prend un contrat d’un an au lieu de trois ans, mais si on prend un contrat de trois ans, et que le prix de l’énergie baisse fortement, on n’en profitera pas avant terme… Situation insoluble, donc. Et encore, là, je ne parle que de l’électricité. Il y a aussi le gaz, même topo, les assurances, qui ont fait un bond, etc.”

Et tout va ainsi, à l’exception du propylène glycol et de la glycérine végétale. “Ils ont leur propre vie tarifaire en dehors de l’économie, explique Jean Moiroud. Ce sont des produits qui sont utilisés par de nombreuses industries, comme la pharmacie, et leur tarif varie en fonction de la demande spécifique.” C’est pour cela qu’on a pu voir le prix augmenter alors que le reste de l’économie était en berne, ou subir une tendance baissière en pleine inflation.

Dans la fabrication des arômes, les coûts varient énormément. “C’est culturel dans ce secteur, détaille le cofondateur de The Fuu. Les fabricants d’arômes utilisent beaucoup de matières naturelles et organiques, dont les prix sont sensibles à des facteurs allant des coûts de production au climat.” Effectivement, disposer d’arômes naturels induit que la récolte a été bonne, trop de pluie, trop de soleil, une averse de grêle, et la rareté augmente, entraînant le prix dans son sillage.

Surtout, la vape n’arrive pas dans les réservoirs par l’opération du Saint-Esprit : à toutes les étapes, il y a intervention humaine, de professionnels qualifiés, et donc, des fiches de paie. Comme l’indique Jean Moiroud : “Les salaires sont indexés sur le SMIC, quand il augmente, tout suit.”

L’inflation touche tous les secteurs. Celui de la vape n’y échappe pas.

Vivre ou survivre

Comment faire alors ? Pour le moment, chacun rogne sur ses marges. Le fabricant gagne un peu moins sur le flacon, de même que le grossiste, la boutique… Mais quelques centimes sur une marge, qui n’est elle-même que de quelques centimes, dans un contexte où les charges augmentent, c’est énorme. D’autant qu’en boutique, les clients sont eux aussi atteints par la crise, et se montrent moins dépensiers. Inutile donc de compter sur une compensation volumique.

“Et pourtant la vape, qui a aidé ces dix dernières années tant de fumeurs à se sevrer du tabac, peut devenir, pour les ménages, une valeur refuge : vapoter revient bien moins cher que de fumer, et au prix du tabac, dans un budget familial, ça peut faire toute une différence”, souligne Jean Moiroud.

Tous les intervenants interrogés pour cet article s’accordent sur un point : un flacon à 5,90 € permettait de vivre. Mais, dans le contexte actuel, on n’est plus très loin du point où il permettra juste de survivre. Dit clairement ou sous anonymat, tous s’accordent : le flacon à 5,90 € ne passera pas l’année.

Augmentation, oui, mais quand ?

Alors, pourquoi ne pas augmenter le prix du flacon ? L’explication tient en un mot : concurrence. Tout le monde s’est aligné sur un prix, le fameux prix du paquet de cigarettes choisi par Alfaliquid, et, aujourd’hui, le premier qui augmentera risque de perdre des parts de marché.

Une mécanique toute simple : un client qui achète depuis cinq ans un liquide A à 5,90 €, le jour où celui-ci passe à 6,20 €, pourrait se dire : “Tiens, je vais tester le liquide B qui est resté à 5,90 €”. Et même si le liquide B, suivi du C et du D, passent ensuite à 6,20 €, entretemps, le client aura pris l’habitude de tester d’autres marques.

Si les liquides augmentent maintenant, en période d’inflation, les clients l’accepteront avec fatalisme.<span class="su-quote-cite">Le directeur d’une chaîne de boutiques</span>

Le directeur d’une chaîne de boutiques, qui ne souhaite pas être cité, met pourtant la pression : “Si les liquides augmentent maintenant, en période d’inflation, les clients l’accepteront avec fatalisme, parce que nous suivons le mouvement, nous n’avons pas le choix. En revanche, si on attend trop et que l’augmentation se fait lorsque l’inflation sera terminée, et que les prix seront stabilisés, les clients penseront qu’on se paie leur tête, que l’on arrive après la guerre.”

La phrase qui résume le mieux la situation est celle d’un patron de shop : “Pendant dix ans, on a sorti les gens du tabac, on leur a permis de sauver leur santé, d’économiser de l’argent, et cela, sans jamais augmenter nos prix. Pas une fois, en dix ans. Nous sommes le seul, et j’ai vérifié, le seul secteur de l’économie où les prix n’ont pas varié en une décennie. Aujourd’hui, nous n’avons plus le choix, mais si les anciens fumeurs sont conscients de ce qu’on a fait pour eux, ils le comprendront aisément.”

La messe semble donc dite, il ne reste plus qu’à conduire le prix du flacon au cimetière.

L’économie de la cigarette électronique, en perpétuelle évolution

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