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Dossier : quand Big Tobacco s’attaque aux jeunes

Mis à jour le 25/05/2023 à 9h38
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Il y a quelques semaines, nous vous proposions une immersion au coeur de l’univers des cigarettiers (cf. voir article en bas de page), et plus particulièrement dans le monde obscur du lobbyisme. Un voyage édifiant qui permettait d’en apprendre plus sur les méthodes utilisées par l’industrie du tabac afin de peser dans certaines décisions politiques à travers le monde entier. Bien souvent afin d’empêcher la promulgation de lois anti-tabac trop contraignantes.

Aujourd’hui, nous vous proposons un second dossier, une fois encore basé sur l’excellent travail des journalistes et enquêteurs de The Guardian, afin de découvrir certains des moyens utilisés par Big Tobacco pour attirer les nouvelles générations dans le triste monde de l’addiction au tabagisme. Et vous allez vite vous rendre compte que lorsqu’il s’agit de trouver de nouveaux clients, tous les coups semblent permis.

Entre publicité et méthodes de ventes qui ciblent les enfants

« Les écoliers du monde entier sont quotidiennement exposés à la publicité et à la promotion de la cigarette par une industrie du tabac qui a besoin de recruter les jeunes pour maintenir ses énormes profits ».

Voilà la phrase qui marque le départ de l’enquête du quotidien britannique. Une entrée en matière aussi tranchante qu’inquiétante, qui permet de donner un aperçu des résultats du travail mené par plusieurs militants et experts à travers plus de 22 pays du monde. Travail ayant permis de révéler que dans de nombreux endroits sur la planète, il est très facile de « trouver des cigarettes en vente à proximité des portes des écoles » ainsi que de la « publicité qui normalise le tabagisme ».

Selon les journalistes, British American Tobacco (BAT) et Philip Morris International (PMI) seraient les deux cigarettiers qui useraient le plus de ces méthodes. Des cigarettes de leur fabrication auraient ainsi été retrouvées en vente ou en promotion « dans un rayon de 300 mètres ou moins des écoles, dans presque tous les pays examinés ». Et si les produits de Japan Tobacco International et Imperial Brands ne semblaient pas en reste, ils auraient tout de même été  vus près des écoles « en plus petit nombre ».

Naturellement, l’industrie du tabac nie formellement faire la promotion de ses produits auprès des jeunes. PMI aurait ainsi déclaré qu’il ne « commercialise ses produits auprès des enfants nulle part dans le monde », tandis que BAT aurait insisté sur le fait qu’il avait « des règles strictes contre le ciblage des enfants ».

Cependant, pour les experts ayant réalisé l’enquête, ainsi que pour l’association américaine Campaign for Tobacco-Free Kids, il y a des « preuves alarmantes d’activités publicitaires et promotionnelles généralisées qui pourraient inciter les enfants à commencer à fumer et à développer une habitude qui pourrait les tuer ».

Au Pérou, ce sont les jeunes qui « aiment le plus » les cigarettes aromatisées

La ville de Cusco, au Pérou.

Le premier pays où se sont arrêtés les experts ayant réalisé l’enquête a été le Pérou. Sur place, au sein de la ville de Lima, sa capitale, ils ont pu y trouver, à de nombreuses reprises, « des cigarettes aromatisées commercialisées avec des couleurs vives qui faisaient l’objet d’une publicité ouverte dans les magasins du coin – appelés bodegas – souvent à deux pas des écoles ».

Sur place, de nombreux jeunes ont été interrogés.

Romina Castro explique par exemple qu’elle a été tentée de commencer à fumer à cause de ces produits, aux alentours de l’âge de 17 ans. La « combinaison aromatisée à la menthe et au citron offerte dans une gamme de cigarettes Lucky Strike » lui ayant plu, car « elles n’ont pas la saveur amère des cigarettes normales ».

Sur place, il serait ainsi possible de trouver ces fameuses Lucky Strike avec pas moins de 9 « saveurs » différentes, dont les classiques menthols, mais aussi et surtout, fruits rouges, cannelle, citron, raison, et depuis peu, diverses combinaisons de plusieurs arômes.

Et les avantages pour les propriétaires de ces petites boutiques seraient nombreux. Ainsi, selon Hernán, 39 ans, qui tient l’une de ces échoppes, grâce au contrat continu passé avec British American Tobacco, l’homme serait « payé en paquets de cigarettes » d’une valeur d’environ 1 000 $, tous les deux ans, en guise de remerciement pour avoir « donné de l’espace à deux distributeurs de cigarettes ». Des cigarettes qu’il explique d’ailleurs être les plus appréciées par les jeunes.

Mais si le magasin d’Hernán n’est pas situé dans un rayon de 250 mètres autour d’une école, comme la loi l’interdit sur place, les journalistes de The Guardian auraient remarqué de nombreuses violations de cette règle. Ils expliquent ainsi avoir vu à plusieurs reprises, « des paquets de cigarettes empilés parmi les bonbons et les collations dans un comptoir vitré, à la hauteur des yeux d’un petit enfant ».

Des paquets de cigarettes qui, lorsqu’ils ont été examinés de près, étaient bien souvent incomplets. Pour les hommes sur place, ce fait représente une « indication probable – avec le briquet accroché à un bout de ficelle près de la porte – que des cigarettes étaient vendues individuellement, ce qui est non seulement contraire à la loi péruvienne, mais largement considéré comme un stratagème pour encourager le tabagisme prématuré ».

Interrogé à ce sujet, BAT aurait déclaré être fermement opposé à la vente de cigarettes à l’unité et qu’il était « malheureux » que cette pratique se produise. Concernant ses produits aromatisés, pour le géant du tabac, il est faux qu’ils attirent les jeunes. Ils seraient ainsi uniquement destinés à « offrir une expérience de fumage différente aux fumeurs adultes ».

En Inde, les lois ne sont pas appliquées

La ville d’Hyderabad, en Inde.

L’Inde possède plusieurs lois afin d’éloigner les jeunes du tabac. L’une d’entre elles consiste à l’interdiction de vendre ou de faire la promotion de produits du tabac dans un rayon de 100 mètres autour des écoles.

Pourtant, lors de la visite des journalistes de The Guardian, de nombreux stands vendaient des cigarettes dans un rayon bien plus proche des écoles, que celui autorisé par la loi. Des stands bien souvent situés entre deux échoppes vendant des produits du quotidien, devant lesquels des centaines d’enfants passent chaque jour.

Là encore, il est tout à fait possible de se fournir en cigarettes à l’unité. Des bâtonnets de tabac qui seraient vendues pour à peine 15 centimes, un tarif « abordable pour les enfants ».

Pour le Dr Suresh Kumar Arora, chef de la lutte antitabac au gouvernement de New Delhi, l’application de la loi n’est pas facile. Toutefois,  il explique qu’après 3 années à « démanteler les publicités sur les cigarettes dans les kiosques et à infliger des amendes aux vendeurs qui vendent leurs produits à proximité des écoles », le travail des militants semble commencer à porter ses fruits. 

« Nous perdions notre temps à imposer des amendes aux vendeurs et distributeurs de cigarettes. Ils n’avaient aucune idée de la loi. La plupart sont analphabètes. Nos équipes démolissaient les affiches et, en un rien de temps, elles se relevaient parce que les véritables coupables étaient les grandes compagnies de tabac – ITC, Philip Morris, Godfrey Phillip » explique ainsi l’homme.

Mais après avoir menacé ces compagnies de les « traîner devant les tribunaux », le Dr Suresh Kumar Arora explique que depuis mai dernier, la ville n’a plus d’affiche promotionnelle promettant du tabac « 100 % gratuit ».

Toutefois, malgré ses efforts acharnés afin de démanteler les kiosques vendant du tabac à proximité, le militant explique que la plupart des magasins disparus ont été remplacés par « des vendeurs sur des chariots mobiles » qui sont venus et se sont « garés devant les écoles ».

Des cartons de cigarettes gratuites en Indonésie

La ville de Jakarta, en Indonésie.

La situation en Indonésie qu’ont pu apercevoir les journalistes et experts de The Guardian, était très similaire à celle de l’Inde.

Ils expliquent ainsi avoir vu, à plusieurs reprises, des séries de stands en bord de route, dont beaucoup présentaient des affiches faisant la promotion du tabac. Parfois de manière très simple, avec le seul nom d’une marque de cigarettes écrit, accompagné de son prix, souvent bas (environ 1,30 € le paquet).

Interrogée par les journalistes, la propriétaire de l’un de ces stands explique que la bannière lui a été offerte par la marque. « Quelqu’un de la compagnie de cigarettes me l’a donné. Ils m’ont aussi donné une cartouche de cigarettes gratuites » explique-t-elle ainsi.

Selon elle, tous les 3 mois, elle recevrait la visite de commerciaux des cigarettiers, qui lui apporteraient « gratuitement de nouvelles affiches fraîches ». Parfois, les affiches seraient même « personnalisées », avec le nom de son stand inscrit dessus.

Comme le rappelle l’enquête, en Indonésie, le marché du tabac apporte une contribution de plus de 10 milliards de dollars en taxes chaque année. Plusieurs des hommes les plus riches du pays auraient ainsi été « créés » grâce à ce secteur. Les envoyés sur place expliquent également que « la publicité en faveur du tabac est omniprésente – sur les stands routiers, sur les panneaux d’affichage et les concerts de musique, tard le soir à la télévision, et même lors d’événements sportifs ».

Et à Jakarta, depuis que la publicité pour les cigarettes est interdite sur les panneaux d’affichage à proximité des écoles, des affiches auraient été collées « sur des stands, des clôtures et même des arbres » à la place.

Interrogé concernant la bannière offerte à la commerçante, Philip Morris a indiqué qu’il « s’engageait à respecter les réglementations de chaque marché sur lequel il opère », ce qui signifie « faire tous les efforts possibles pour ne placer aucune publicité pour les cigarettes (enseignes de magasins, panneaux publicitaires et bannières) dans ou à 100 mètres des installations éducatives ».

Quelques jours plus tard, les différentes banderoles aperçues par les journalistes avaient disparu.

En Afrique, certains enfants fument plus que leurs parents

La ville de Le Cap, en Afrique du Sud.

Pour l’Afrique, ce sont des recherches menées par Campaign for Tobacco-Free Kids, un organisme qui par ailleurs reste l’un des plus virulents face à la vape aux État-Unis, qui démontrent que l’industrie du tabac ciblerait les enfants.

Ainsi, selon Mark Hurley, directeur mondial des communications de l’association, « dans tous les pays où nous nous sommes penchés, dans les pays d’Europe orientale, d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie à revenu faible ou intermédiaire, nous avons vu des compagnies de tabac comme Philip Morris International et British American Tobacco faire de la publicité agressive pour les enfants ».

L’homme explique ainsi avoir vu « des écoles et des terrains de jeux dans les grandes villes entourées de publicité pour Marlboro et Lucky Strike, entre autres ».

Pour l’homme, ce n’est pas un accident. « Cela fait partie d’une tactique des compagnies mondiales de tabac pour obtenir des clients à vie pour leurs produits » explique-t-il.

Et même si dans certains pays, ce genre de publicité n’est pas interdit, l’homme parle d’une « tactique qui cible les jeunes ». Pour lui, même si les industriels du tabac peuvent dire « ce n’est pas nous », mais les commerçants, « ce sont leurs marques et ils sont responsables ».

Selon le Dr Vinayak Prasad, directeur du programme de l’Initiative de l’OMS pour un monde sans tabac, « l’industrie du tabac s’efforce d’accrocher les jeunes enfants au tabac en faisant la promotion et en vendant leurs produits dans les écoles ». Selon lui, « dans un certain nombre de pays d’Afrique, les enfants et les jeunes consomment deux fois plus de tabac que leurs parents parce que l’industrie a réussi à attirer les enfants par la publicité, le parrainage et la promotion. C’est maintenant le cas au Nigéria, au Botswana, en Ouganda et en Afrique du Sud ».

Big Tobacco se défend

Parce qu’une enquête accusatrice ne serait pas bien réalisée si l’on ne laissait pas l’occasion aux accusés de se défendre, The Guardian a directement contacté les cigarettiers mis en cause dans cette affaire, afin d’avoir leurs réactions.

Un porte-parole de PMI aurait ainsi indiqué que « empêcher les enfants de fumer est de la plus haute priorité et nous prenons très au sérieux notre responsabilité de veiller à ne pas commercialiser nos produits auprès des enfants partout dans le monde… [nos lignes directrices] interdisent strictement l’utilisation de matériel jugé attrayant pour les mineurs ».

Un représentant de BAT aurait quant à lui expliqué que leurs produits « s’adressent uniquement aux fumeurs adultes et … les fumeurs mineurs ne sont pas, et ne seront jamais, notre public cible, où que ce soit dans le monde… les produits et le marketing ne devraient jamais plaire aux fumeurs mineurs, ni les intéresser ».

L’immersion dans le monde des cigarettiers continue

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