Il est temps de reprendre la litanie des articles du vendredi, où la misanthropie de l’auteur ne se cache même plus. Mais il faut dire à sa décharge que le monde entier lui en veut. Voici donc un hululement sinistre dans la nuit de nos destins. Puisse-t-il faire frissonner vos zygomatiques.

Las du monde

Il vient un temps où l’homme en est rendu à se poser une question : ai-je assez d’économies pour me retirer sur une île déserte ? Ce n’est pas, comprenez bien, par haine du monde ou des gens. Au contraire, c’est par amour, un amour de l’humanité entière, contrarié et insatisfait : nous ne nous comprenons plus. Vous voyez ? Vous aussi, je sens que je vous perds.

D’accord, voici un exemple, qui n’est rien d’autre, comme tous ses pairs, qu’une tentative de thérapie de couple entre l’auteur et son lecteur.

(Crédits : GPT4)

Elle entre dans la boutique où je travaille un jour par semaine en quête des sujets pour les « Chroniques du shop » (abonnez-vous à la newsletter pour les recevoir). Elle est belle, et sa grâce naturelle n’est nullement entravée par le lourd manteau dont elle s’est vêtue pour se préserver des frimas de l’hiver.

« Bonjour, me dit-elle avec un sourire. Je souhaiterais du e-liquide, s’il vous plaît ? ».

« Bien sûr », lui réponds-je, en cherchant intuitivement l’équilibre entre la cordialité et le professionnalisme, mais en notant que mes cordes vocales, l’insu de mon plein gré, se sont liguées pour donner à ma voix des intonations de velours. Il va falloir se calmer, je suis ici pour vendre du liquide, par pour prétendre à l’héritage de Julio Iglesias. « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? ».

Son regard doux et rêveur balaie les étagères, avant de revenir se planter dans mes yeux myopes : « vous auriez de la menthe ? Très fraîche ? ».

Patatras, fin du charme

« Pardon, mademoiselle, de vous importuner ainsi et de vous voler quelques secondes de votre vie, mais auriez-vous l’obligeance de bien vouloir répéter, je ne suis pas certain que le signal capté par mes oreilles est parvenu intact jusqu’à mon cerveau » pensé-je, ce qui se formule chez moi par « hein ? ».

Puis je me sens obligé d’ajouter, tout le monde ne parlant pas patois couramment. « De la menthe fraîche ? Par ces températures ? Vous en êtes certaine ? ».

« Ben oui, pourquoi ? » elle semble vraiment intriguée.

Ben parce que ça caille, voilà pourquoi. Et qu’après avoir rafraîchi sa bouche avec la menthe glaciale, la première inspiration d’air glacé va immédiatement geler ses gencives et ses dents (blanches et parfaitement alignées) vont tomber, ce qui gâtera un peu son sourire. Voilà pourquoi. C’est un temps à vaper du chocolat chaud sous la couette, pas à se promener à l’air libre en inhalant des icebergs, vas-y que je te coule le Titanic en soufflant dessus.

Mais ça, c’est ce que je pense, il faut rester professionnel et reformuler : « Parce que vous ne m’avez pas dit en quel taux de nicotine ». C’est bien, comme phrase, ça fait le boulot.

Elle me donne son taux, je lui donne son liquide, elle me donne son argent, je lui donne son ticket de caisse, elle me salue, je la salue, et elle part. Je la fixe du regard, tandis que son lourd manteau gris, unique rempart de sa fragilité face à l’implacable hiver disparaît à l’horizon, porté par sa démarche élégante et gracieuse comme un ballet du quotidien, estompant sa silhouette qui n’est bientôt plus qu’une esquisse pastel dans la brume anthracite de mes pensées.

Déjà le charme est oublié, ne laissant qu’une question lancinante : « Mais comment peut-on vaper du frais avec ce froid, ils sont tous devenus fous, ou quoi ? ». Parce que ce n’est pas la seule cliente qui m’en a demandé, j’ai juste choisi la plus jolie parce que ça fait vendre.

La clef des songes

Mais ces éphémères amours déçues sont parfois la clef à des révélations : mon désespoir est partagé. Le soir, à la télévision, on parle du Premier ministre (qui est vapoteur) qui remplace la Première ministre (qui est vapoteuse), et pourtant, leurs gouvernements vont permettre impunément à ce qu’on s’en prenne à la vape, qu’on en interdise les arômes, qu’on la taxe, parce qu’elle serait dangereuse.

Et voyant nos dirigeants ainsi consommer goulûment ce contre quoi ils nous mettent en garde, la lumière se fait : ils appellent à l’aide ! La charge, sans doute, est trop lourde pour eux, et certainement, en pensant se détruire ainsi publiquement, expriment-ils le fait que la politique est un piège dont on ne peut s’extirper. Nul retour à l’anonymat salvateur pour eux. C’est un appel au secours, nul doute là-dessus.

Pardon ? Ils sont juste hypocrites ? Oh, et bien, voilà une réflexion bien lugubre, votre vision du monde est terrifiante, lecteur. Mais merci ! Rien de tel que de savoir qu’il y a plus malheureux que soi pour que, tout de suite, ça aille mieux. Tant mieux : avec l’inflation, l’achat d’une île déserte n’est pas dans mes moyens. 

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