Pourquoi les états rejettent-ils la vape ? Pourquoi le grand public considère-t-il avec réticence la e-cigarette ? Loin des clichés, les raisons sont multiples et parfois complexes. Parmi ces facteurs, il y en a un rarement pris en compte, mais théorisé et démontré : la risquophobie. Explications.
La risquophobie en une leçon
En 2016, Etienne Klein, physicien, directeur du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière au Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) et Gérald Bronner, sociologue, produisent pour le compte de l’Académie des technologies un rapport sur l’ambivalence vis à vis de la science et la technologie, où ils identifient un nouveau facteur, la “risquophobie”.
Leur théorie est simple, et illustrée de nombreux exemples. Ils expliquent que la risquophobie, ou peur du risque, est la mère du “principe de précaution”, qu’ils assimilent à un immobilisme. Dans la perception d’un phénomène technologique, il y a donc deux facteurs : les variables socioculturelles et les invariants mentaux.
Les invariants mentaux sont tout simplement la formation de l’esprit humain. Ainsi, il est démontré que le cerveau est naturellement enclin à surestimer de dix à quinze fois un risque. Doublement, autant pour les possibilités d’occurrence que pour les conséquences. En d’autres termes, une personne qui lit un compte rendu, par exemple, sur une explosion d’accumulateur, amplifiera sa perception du phénomène et réagira comme si ce type d’incident arrive quinze fois plus souvent et a des conséquences quinze fois plus graves qu’en réalité.
Variables socioculturelles et caisse de résonance
Ces invariants mentaux sont ensuite appliqués à des variables socioculturelles. L’exemple type : l’inquiétude de la population sur le nucléaire a grimpé en flèche après l’accident de la centrale de Tchernobyl et une nouvelle fois après l’accident de Fukushima. C’est une focalisation sur un risque jusque là en dehors du champ de la perception : à moins d’habiter près d’une centrale nucléaire ou d’être militant anti-atomique, la plupart des gens ne songent pas au nucléaire toute la journée, et donc ne le perçoivent pas comme un risque.
Or, depuis une dizaine d’année, un facteur joue le rôle de caisse de résonance de la risquophobie : les nouveaux médias d’information. Réseaux sociaux, blogs, médias alternatifs parfois complotistes, apportent une information biaisée au public.
Des erreurs de bonne foi
Une information parfois biaisée de bonne foi, d’ailleurs. Prenons un exemple, une personne qui lance une alerte sur tel e-liquide qui lui irriterait les bronches, de façon irrationnelle.
A la base, la personne n’est pas sûre du liquide, pour une raison X ou Y, mais le vape tout de même. Admettons que cette personne ait attrapé un petit coup de froid et toussote, et que le liquide soit parfaitement sain et réponde aux normes les plus strictes. Dans son interprétation, elle prendra en compte les facteurs suivants :
– Le fait qu’elle a une certaine méfiance, surmontée mais encore présente, vis à vis de ce qu’on raconte sur la vape
– Une certaine interrogation sur la fabrication de ses e-liquides
– Sa réticence vis à vis de ce liquide inconnu
– La mise en parallèle de sa toux, qui n’a pourtant rien à voir, avec ce liquide inconnu et ses interrogations
Cette personne imputera donc sa toux, due au froid, au e-liquide, parce que le froid est un élément habituel de sa vie en cette saison, alors que le e-liquide est un facteur nouveau.
Si elle partage son expérience sur un réseau social, elle écrira “j’ai du mal avec ce e-liquide, il me fait mal aux poumons”, ce qui est déjà un facteur d’exagération par rapport à sa situation réelle. Toute personne qui lira ce message y appliquera ses invariants mentaux, donc un facteur d’exagération, et les variables socioculturelles, une campagne de propagande négative vis à vis de la vape, et comprendra “les e-liquide détruisent les poumons”.
L’utilisatrice a appliqué un facteur d’amplification de dix à son ressenti du risque, et son auditoire appliquera à nouveau à son message un facteur dix, soit une multiplication de cent par rapport au risque perçu (qui était fictif à la base, rappelons-le). C’est donc une information erronée mais de bonne foi, puis qu’aucun des protagonistes n’avait, à la base, la volonté ou la conscience de pouvoir nuire.
Les interprétations législatives
C’est cette risquophobie qui paralyse en partie le développement de la vape. Le gouvernement d’un état où les facteurs d’accès à l’information sont à leur pleine puissance va tenir le raisonnement suivant : le tabac tue, la vape sauve des vies, mais il y a un doute sur ses effets à long terme.
Sachant que la létalité du tabac est connue et acceptée depuis longtemps par la population, les efforts de l’état pour lutter contre le tabagisme sont perçus de façon positive par l’opinion, même si ils apparaissent comme insuffisants.
Pousser en avant la vape, en revanche, présente deux facteurs de risque : le risque réel, très faible, et le risque fantasmé, plus important. Le risque réel, c’est que la vape développe des effets à long terme plus ou moins négatifs, ou, plus plausible, que l’augmentation forte du nombre de vapoteurs augmente le nombre d’imprudents et les accidents, avec des accus ou des préparations à vaper “maison” improbables. Dans ce cas, quelle qu’en soit la cause, l’état qui a soutenu la vape en sera rendu indirectement responsable.
Le risque fantasmé, c’est une mise en avant de la vape en parallèle avec une poussée des buzzs négatifs. Traduction dans la population “l’état soutient des produits dangereux pour des raisons X”. C’est, par exemple, ce qui se passe avec les vaccins obligatoires (que le danger soit avéré ou non). Or, les études montrent que l’opinion populaire vis à vis de la vape est majoritairement méfiante. C’est un soutien tacite de l’immobilisme étatique sur ce sujet.
Et les opposants d’intérêt à la vape, industriels du tabac et/ou de la pharmacie, auront tout intérêt à pousser en avant le “facteur fantasme”, qui permettra d’augmenter proportionnellement la pression sur le gouvernement en place.
Le principe de précaution comme seule réponse
On le voit, un gouvernement a deux choix : soit jouer le statut-quo avec un tabagisme létal accepté comme une fatalité et une vape fantasmée comme un risque contre lequel on protège la population, soit prendre le risque de promouvoir la vape et d’en assumer les conséquences politiques.
La deuxième solution n’est pas impossible, à l’exemple de l’Angleterre. Mais les bénéfices d’une politique courageuse de santé publique sont perceptibles à long terme, alors que les risques d’un buzz négatif se paient à court terme. Traduction : la vape ne risque pas de faire gagner une élection… Mais peut en faire perdre, en détournant quelques milliers de voix lors d’un scrutin serré.
Vaincre ce facteur, qui n’est pas le seul blocage, va donc s’avérer problématique. Il faudra pour cela des politiques à la fois informés, concernés et audacieux. Autant dire que ce n’est pas gagné.