Pour des raisons principalement éthiques, certains professionnels de la vape ne souhaitent pas commercer avec les buralistes. Mais que dit vraiment la loi ? Peut-on refuser de vendre à certaines professions ? Nous avons demandé à deux cabinets d’avocats de bien vouloir se pencher sur la question. La réponse n’est pas aussi évidente qu’on pourrait le penser.
L’analyse de Maître Annie Khayat-Tissier, avocat au barreau de Saint-Denis de La Réunion
Dans le contexte de la polémique relative à la revente des produits de la vape par des buralistes, il convient de vérifier si un fabricant ou fournisseur de produits de vapotage est en droit de refuser de vendre ces produits à l’ensemble de cette profession.
La réponse est non, et toute pratique qui viserait à exclure, directement ou indirectement, une profession dans son intégralité d’un marché donné, serait lourdement sanctionnable tant en droit français qu’en droit communautaire de la concurrence.
“Entente anticoncurrentielle”
En effet, une telle pratique mise en œuvre par plusieurs acteurs d’un même marché pourrait être qualifiée d’entente anticoncurrentielle, et plus particulièrement de boycott anticoncurrentiel, interdit aux termes des articles L.420-1 du Code de commerce et 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
De manière classique, un boycott consiste à ce que des acteurs économiques s’entendent dans le seul but d’éliminer un concurrent actuel ou potentiel sur un marché donné en mettant en œuvre des mesures de rétorsion ou en organisant un refus collectif de contracter.
Celui-ci peut être direct, lorsque la stratégie d’éviction est décidée et appliquée par les participants, mais également indirect, dans le cas où ces derniers font pression sur un ou plusieurs tiers afin qu’ils ne contractent pas avec les entreprises visées par le boycott. Tel serait le cas si des fabricants et/ou des grossistes et/ou des revendeurs de produits de la vape appelaient au boycott de l’un d’entre eux dans le cas où, ne répondant pas à leurs injonctions, celui-ci poursuivait ses relations commerciales avec des buralistes.
À titre d’exemple de cette pratique illicite, le Conseil de la concurrence (aujourd’hui dénommé Autorité de la concurrence) a, en son temps, eu l’occasion de sanctionner les pressions exercées par des détaillants sur un fournisseur pour que celui-ci cesse d’approvisionner des concurrents pratiquant des faibles marges.
Les dispositions légales interdisant les ententes anticoncurrentielles s’appliquent sans contestation possible aux agissements visant à l’exclusion d’une profession dans son intégralité.
De plus, il est important de noter que les stratégies d’entente sont souvent définies au sein d’associations ou autres organisations professionnelles, lieux privilégiés pour que des discussions justement interdites par les textes (répartitions de marchés, ententes sur les prix, échanges d’informations confidentielles, etc.) interviennent à l’abri des regards.
La jurisprudence française est constante en la matière, et les articles susvisés sont applicables aux mesures par lesquelles les acteurs économiques, et notamment les syndicats ou organisations professionnelles, agissent de concert en vue de restreindre ou d’interdire à d’autres acteurs économiques que leurs membres, l’accès à un marché.
La victime peut saisir les juridictions compétentes pour demander (et souvent obtenir) des dommages-intérêts réparant le préjudice subi. Elle peut également et surtout déposer une plainte auprès de l’Autorité de la concurrence, qui est compétente pour sa part pour prononcer des injonctions de cesser les pratiques illicites et également des amendes pouvant, aux termes des textes en vigueur, représenter jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial hors taxes des entreprises parties à l’entente.
L’analyse de Maître Matthieu Bourgeois, avocat associé, et Maître Lisa Bataille, avocate à la cour, du cabinet KGA Avocats à Paris
Les règles applicables en matière de refus de vente
Le refus de vente entre professionnels[1] n’est pas interdit mais peut être sanctionné par le biais de dispositions spécifiques. Ainsi, il a été dépénalisé par l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence et ne constitue plus par lui-même une faute civile depuis la loi n° 96-588 du 1er juillet 1996, dite loi Galland[2].
L’absence de délit n’exclut toutefois pas totalement l’existence d’une faute civile sanctionnable sur le fondement de l’article 1240 du Code civil lorsque les circonstances caractérisent un abus de droit. L’application de ce texte suppose la réunion de trois éléments :
- le refus de vente doit être constitutif d’une faute ;
- la victime doit avoir subi un préjudice du fait de ce refus ;
- il doit exister un lien de causalité entre la faute et le préjudice.
Il reviendra donc au buraliste de prouver que le refus de vente par un liquidier, de ses produits, est fautif.
Le refus de vente entre professionnels peut également être sanctionné au regard des articles L.420-1 et L.420-2 du Code de commerce relatifs aux ententes illicites et abus de position dominante. Dans une telle hypothèse, un buraliste devrait apporter la preuve que le comportement du liquidier qui refuse de lui vendre ses produits, a pour effet de fausser le jeu de la libre concurrence. À titre d’exemple, a été considéré comme un abus de position dominante restreignant le jeu de la concurrence :
– le refus d’approvisionner des grossistes effectuant des exportations parallèles[3] ;
– le refus de vendre une base de données d’informations à une entreprise utilisant le logiciel d’un concurrent[4].
Enfin l’article L.442-6 du Code de commerce relatif aux pratiques commerciales abusives sanctionne la rupture brutale de relations commerciales établies. En effet, et comme l’a rappelé récemment la cour d’appel de Paris : “Il est de principe que le choix d’un partenaire commercial relève de la liberté contractuelle et qu’il n’existe pas de droit à la poursuite des relations commerciales : chaque partie dispose du droit de cesser unilatéralement les relations, sauf en cas d’abus dans l’exercice de celui-ci.” Il ne sera donc pas possible, pour un fabricant d’e-liquide qui fournissait régulièrement des grossistes ou des détaillants, de cesser brutalement cet approvisionnement.
Les risques encourus
L’auteur d’un refus de vente fautif peut être condamné à verser des dommages et intérêts au demandeur, en réparation du préjudice subi. En revanche, il ne pourra pas être condamné à satisfaire la commande de celui-ci[5]. Par ailleurs, toute personne physique prenant une part déterminante dans la conception et l’organisation de pratiques anticoncurrentielles peut être punie d’un emprisonnement de quatre ans et d’une amende de 75 000 euros. L’action en réparation est ouverte à toute personne intéressée, mais aussi au ministre chargé de l’Économie et au président de l’Autorité de la concurrence.
Les critères de sélection pour choisir ses clients
Il est possible d’imposer des critères de sélection des distributeurs de produits fournis par les liquidiers par un système de distribution sélective. Dans ce mode de distribution, “le fournisseur s’engage à vendre les biens ou les services contractuels, directement ou indirectement, uniquement à des distributeurs sélectionnés sur la base de critères définis”[6].
Le droit de la concurrence admet la licéité des critères qualitatifs de sélection afin que le réseau ait une image de marque uniforme. Ces critères doivent être objectifs, fixés de manière uniforme pour tous les revendeurs potentiels, appliqués de façon non discriminatoire et être proportionnés tant à la nature des produits en cause qu’à l’objectif recherché tout en n’entraînant pas de restrictions non indispensables.
La Cour de Justice de l’Union européenne reconnaît la licéité de la sélection quantitative, limitant le nombre de revendeurs. Selon la Cour de Justice de l’Union européenne, il suffit dans ce cas que le titulaire du réseau prévoie des “critères définis”[7].
Ce qu’il faut retenir
L’interdiction du refus de vente a été abrogée par la loi dite Galland du 1er juillet 1996 qui met en harmonie la législation française avec celle de l’Union européenne. Un fournisseur peut donc, en théorie, refuser d’engager une relation commerciale avec un distributeur. Cette mesure n’exclut cependant pas de considérer, selon les faits de l’espèce, qu’un refus de vente serait fautif sur le fondement de l’abus, ou de la réglementation relative aux pratiques anticoncurrentielles.
Sur un plan pratique, il est préférable pour les liquidiers de motiver rigoureusement (après s’être assurés de la validité juridique de ce(s) motif(s)) leur refus de vendre aux buralistes afin d’éviter tout risque juridique.
[1] Inversement, d’après l’article L.121-11 du Code de la consommation, le fait de refuser à un consommateur la vente d’un produit est, sauf motif légitime, interdit et peut être pénalement sanctionné.
[2] L. n° 96-588, 1er juill. 1996 sur la loyauté et l’équilibre des relations commerciales : J.O. 3 juill. 1996, p. 9983.
[3] CJCE 16-9-2008 aff. 468/06 à 478/06.
[4] Aut. Conc. 8-7-2014 n°2014-D-06, aff. “Cegedim”, confirmé par Cass. Com. 21-6-2017 n°15-25.941 F-D : RJDA 11/17 n°162.
[5] Cass. com. 26-1-1999 RJDA 3/99 n° 345.
[6] Comm. CE., règl. n° 330/2010, 20 avr. 2010, art. 1, 1, e.