L’un des plus anciens quotidiens du Royaume-Uni, The Guardian, a récemment publié une grande enquête démontrant la façon dont les cigarettiers réussissent à influer sur la politique de santé publique de plusieurs pays du monde. La France n’est pas épargnée.

Bienvenue au coeur du lobby cigarettier

Le lobbying, qu’il soit direct ou indirect, fait partie intégrante de notre société depuis bien des générations. Mais alors, qu’est-ce réellement ? Comment cela fonctionne-t-il ? Et de quelle manière l’industrie du tabac utilise-t-elle réellement cette méthode, et dans quel but ? Enquête sur la face cachée des cigarettiers.

Lobby : groupement, organisation ou association défendant des intérêts financiers, politiques ou professionnels, en exerçant des pressions sur les milieux parlementaires ou des milieux influents, notamment les organes de presse.<span class="su-quote-cite">Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales</span>

Traitée comme un paria par bien des gouvernements, l’industrie du tabac fabrique un produit directement responsable de près de 7 millions de décès chaque année. Souvent désignée comme une industrie mortelle, elle n’est pour beaucoup qu’une énorme machine destinée à engranger des bénéfices afin d’enrichir ses actionnaires, bien souvent en faisant fi de la santé des consommateurs qui utilisent ce qu’elle fabrique.

Ainsi, souvent mise à l’écart des discussions politiques destinées à prendre des mesures de santé publique, qui ne vont, bien souvent pas dans son sens, l’industrie des cigarettiers a du trouver de nouveaux moyens de peser dans la balance afin de défendre ses intérêts.

Les thinktanks, nouvelle cible privilégiée des industriels du tabac

Le quotidien britannique The Guardian a récemment mené une grande enquête dans cet univers opaque, bien souvent méconnu du grand public et qui pourtant, fait partie intégrante du monde de l’industrie de la cigarette, le lobbying.

Le média s’est penché en détail sur l’activité de la majorité des thinktanks, également appelés groupes de réflexion, dont au moins 106 d’entre eux dans deux douzaines de pays ont accepté des dons de compagnies de tabac, se sont opposés aux politiques de lutte antitabac réclamées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ou les deux.

 

Si les thinktanks étaient à l’origine de simples institutions accueillant des universitaires et des chercheurs, employant souvent des personnalités possédant de hautes qualifications dans des domaines très spécialisés, ils ont commencé à se transformer en de simples entreprises de lobbying et de relations publiques depuis les années 1970. Pour tout savoir sur ces organisations, nous vous conseillons la lecture de cet article.

 

Parmi les nombreuses actions menées par ces groupes se trouvent l’opposition à l’instauration du paquet neutre, la rédaction de divers courriers aux organismes de réglementation à l’appui de nouveaux produits du tabac, ou encore l’encouragement de la recherche financée par les cigarettiers. L’un de ces groupes, basé en Afrique, aurait même déclaré que le lien entre le cancer et le tabagisme n’avait pas encore été établi empiriquement, avant de revenir sur ses dires.

Pour Patricio Marquez, spécialiste principal de la pratique mondiale en matière de santé à la World Bank, une telle activité pourrait avoir un impact sur les efforts de santé publique. Pour lui, ces thinktanks ont réussi à créer un arsenal de preuves afin d’influencer l’élaboration des politiques et la prise de décision.

Atlas Network

Parmi les lobbies sur lesquels a enquêté The Guardian, Atlas Network, organisme sans but lucratif basé près de Washington DC qui, selon lui, relie un réseau mondial de plus de 475 organisations indépendantes de la société civile dans plus de 90 pays aux idées nécessaires pour promouvoir la liberté.

Selon le quotidien, rien qu’à l’intérieur de ce réseau, ce serait plus d’un cinquième de ses membres qui se sont opposés d’une manière ou d’une autre aux contrôles, ont accepté des dons de l’industrie (N.D.L.R : du tabac) ou les deux.

Quelques chiffres

Dans leur enquête, les journalistes britanniques communiquent plusieurs chiffres concernant Atlas Network. En voici quelques uns :

  • Au moins 53 groupes de réflexion ont accepté des dons de grandes compagnies de tabac, selon les documents des compagnies de tabac et les divulgations faites au Guardian. Lorsqu’on leur a posé la question, la plupart des groupes de réflexion ont refusé ou n’ont pas répondu aux demandes de divulgation des donneurs,
  • Au moins 25 groupes se sont opposés aux taxes sur le tabac, arguant qu’elles étaient inefficaces, régressives ou que la contrebande augmentait,
  • Au moins 30 thinktanks faisaient partie des 47 signataires d’une lettre de groupes destinée à l’OMS s’opposant aux emballages neutres en 2016. Et au moins 14  ont écrit à la FDA, à l’appui d’une demande de Philip Morris International, pour vendre ses dispositifs IQOS aux États-Unis.

The Guardian révèle que Philip Morris International, British American Tobacco (BAT), Japan Tobacco, Altria et Reynolds American ont tous fait des dons à des groupes de ce type qui ont été analysés lors de l’enquête du quotidien. Tous auraient d’ailleurs contesté toute suggestion selon laquelle ces dons pourraient influer sur le travail desdits groupes.

Le quotidien note que plusieurs de ces organisations ont une très forte influence dans leurs pays respectifs et recevraient même des fonds diplomatiques. A titre d’exemple, les auteurs de l’enquête déclarent qu’aux États-Unis, la Heritage Foundation, le Cato Institute et l’Americans for Tax Reform ont tous accepté des dons de l’industrie du tabac et ont formulé des commentaires sur la politique du tabac. Au Royaume-Uni, l’Adam Smith Institute et l’Institute of Economic Affairs auraient fait de même.

Mais alors pourquoi l’industrie du tabac fait-elle des dons à ces groupes ? The Guardian permet de le comprendre très simplement à travers l’un des exemples qu’il cite :

« La Heritage Foundation a accepté des dons du fabricant américain de Marlboro, Altria en 2012, 2013, 2014 et 2016. En 2018, un chercheur de la fondation a témoigné devant la Food and Drug Administration (FDA) en faveur du nouveau produit IQOS de Philip Morris International, affirmant qu’il avait un “bilan impressionnant” ».

Questionnés par le quotidien, tous ces thinktanks ont répondu de manière très similaire et ont indiqué qu’ils étaient farouchement indépendants, qu’ils n’étaient pas influencés par les dons et qu’ils défendaient des positions favorables aux entreprises, à une faible réglementation et à la fiscalité dans le cadre d’une philosophie plus large du marché libre.

Des financements opaques

Si les lobbies sont tenus de divulguer la provenance de leurs fonds, ce n’est pas le cas des groupes de réflexion. Pourtant, selon le quotidien britannique, les groupes de réflexion existent pour influencer les politiques, souvent par le biais d’une orientation politique considérée comme indépendante des intérêts des entreprises et de la politique.

Toutefois, ces groupes ont fait l’objet de plusieurs enquêtes au cours de ces dernières années, notamment depuis la divulgation de certains des dons qu’ils percevaient, en provenance de gouvernements et d’entreprises étrangères.

Comme l’explique The Guardian, ces enquêtes ont permis de révéler que, dans certains cas, les groupes de réflexion semblaient fonctionner comme une chambre d’écho, les organisations du réseau se soutenant mutuellement dans leurs recherches pour arriver à des conclusions similaires.

Patricio Marquez note :

« En plus du marketing et de la publicité[du tabac], qui visent à générer de la consommation, vous avez ce mécanisme supplémentaire[de groupe de réflexion] qui est utilisé pour influencer l’élaboration des politiques d’une manière qui protège les intérêts de l’industrie ».

Selon le journal, plusieurs pays et politiques du monde seraient influencées par ces groupes de réflexion, et notamment les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, la Croatie, la République tchèque, la France, l’Allemagne, la Géorgie, l’Irlande, l’Espagne, la Serbie, l’Argentine, le Chili, le Pérou, le Honduras, le Venezuela, l’Inde, le Népal, le Pakistan, le Ghana, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Quelques exemples des pressions exercées par certains Thinktanks

Ghana : le directeur exécutif d’un groupe de réflexion a soutenu en 2013 que le lien entre le cancer et le tabagisme « n’avait pas encore été établi empiriquement », une affirmation à laquelle l’organisation s’est opposée lorsque The Guardian l’a interrogé. Le groupe faisait également partie d’un groupe organisé qui s’opposait aux emballages neutres. Dans des documents déposés auprès de l’OMS, le ministère ghanéen de la santé a déclaré que des groupes de la société civile ont cité ledit groupe de réflexion comme étant l’un de ceux qui « font la promotion de l’industrie du tabac ». Le groupe a dit quotidien qu’il avait accepté des dons de l’industrie du tabac il y a environ quatre ans.

Malaisie : un groupe de réflexion, l’Institute for Democracy and Economic Affairs (IDEAS), s’est opposé aux emballages neutres et à la hausse proposée des taxes sur le tabac. La hausse d’impôt a finalement échoué, car les membres du gouvernement ont fait état des préoccupations exprimées par le groupe de réflexion au sujet de la croissance de la contrebande. Les experts en santé publique ont déclaré que les compagnies de tabac exagèrent le lien entre le commerce illicite et les taxes sur le tabac. Le groupe de réflexion a divulgué dans ses états financiers annuels qu’il a reçu des dons de l’industrie du tabac. Ideas a déclaré qu’elle suit « une politique stricte d’indépendance éditoriale » et qu’elle ne considérait pas comme pertinente sa dépendance à l’égard de la recherche financée par le tabac.

Chili : un groupe de réflexion s’est opposé aux nouvelles restrictions antitabac, y compris l’interdiction de fumer à l’intérieur. Les journalistes locaux ont par la suite obtenu des documents qui ont révélé que le groupe était financé en partie par BAT. BAT a dit au Guardian qu’elle finançait l’organisation en achetant des rapports, ce que toute entreprise peut faire.

Le journal note toutefois que tous les groupes de réflexion ne sont pas actifs dans le domaine de la politique antitabac.

Mais pour Julia Smith, associée de recherche à l’Université Simon Fraser au Canada qui étudie la lutte antitabac et l’ingérence de l’industrie, il y a sans aucun doute une croissance des groupes de réflexion dans les pays en développement.

George Akerlof, lauréat du prix Nobel d’économie, confirme : 

« La croissance des groupes de réflexion alignés sur l’industrie du tabac dans les pays en développement est exactement conforme à ce à quoi nous aurions pu nous attendre étant donné le déclin du tabagisme en Occident ».

La réalité française

Comme indiqué plus haut par le journal, la France n’est pas épargnée par les méthodes de lobbying mises en place par les cigarettiers.

Il y a quelques années, Marc Lomazzi, journaliste et rédacteur en chef adjoint du quotidien régional français Le Parisien, publiait un livre intitulé Comment la mafia du tabac nous manipule, enquêtant dans les coulisses du lobby cigarettier.

Il expliquait à l’époque dans une interview donnée au Figaro que le lobby du tabac est composé de 3 acteurs unis par de puissants liens d’intérêts. Vous avez d’abord les Big Four, les quatre multinationales qui contrôlent plus de 95% du marché français: Philipp Morris (Marlboro), British American Tobbacco (Lucky strike, Dunhill..), Imperial Tobbacco (Gauloises, News..) et Japan Tobbaco (Camel, Winston…). Vous avez ensuite les buralistes qui ont en France le monopole de la vente de cigarettes et passent un contrat de gérance avec l’Etat. Le troisième acteur se trouvant à Bercy puisque sur les 18 milliards d’euros que génère chaque année l’industrie du tabac, le ministère des Finances en récolte 15 milliards sous forme de taxes.

Une somme d’argent considérable qui, pour lui, explique la réticence (N.D.L.R : de l’Etat) à soutenir des mesures qui feraient baisser trop fortement la consommation de tabac et donc ses recettes fiscales…

Lorsque l’organe de presse questionne le journaliste sur les méthodes employées par le lobby cigarettier en France, sa réponse est très claire :

« Un exemple : la France a signé en 2004 une convention-cadre de l’OMS qui interdit aux élus de se laisser influencer par les intérêts commerciaux de l’industrie du tabac. Or, cette dernière a recruté en France des anciens des cabinets ministériels ou de la haute administration, qui, connaissant parfaitement les rouages du système, lui permettent d’infiltrer le monde politique. Le lobby du tabac invite des élus, des hauts fonctionnaires à ce que l’on appelle des « programmes d’hospitalité » tout frais payés; il fournit clés en main aux députés des notes, des propositions de loi, rédige de A à Z des rapports. Les lobbystes font aussi peur aux élus en prétendant que s’ils votent des lois antitabac, ils perdront le vote des fumeurs ! Le lobby s’appuie aussi sur des études faussées faisant croire que les règlementations anti-tabac ou la hausse des taxes sur la cigarette profiteraient aux réseaux mafieux de contrefaçon. Les douanes ont démontré que cet argument était biaisé ».

Difficile de dire si les activités de lobbying cesseront un jour. Véritable outil pour un grand nombre de sociétés, elles semblent aujourd’hui influer dans de nombreux domaines. Mais, bien que tout à fait légales, de nombreuses questions subsistent concernant la déontologie de certaines des organisations qui en ont fait leur spécialité, particulièrement lorsqu’il s’agit d’influencer des prises de décisions traitant de santé publique.

Heureusement, les activités des lobbies et autres groupes de réflexion ne se cantonnent pas qu’à défendre l’industrie du tabac. Dans certains domaines tels que l’écologie par exemple, le lobbying permet d’amener certaines informations importantes jusqu’aux oreilles des décideurs politiques, qui, sans eux, n’en auraient probablement pas entendu parler. Ils aident ainsi bien souvent à la prise de décisions positives dans de  nombreux secteurs.

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