Le docteur Jean-Yves Pérol est psychiatre et tient un discours assez différent de l’ensemble des professionnels en “psy”. En transposant à la lettre les théories darwiniennes, et rejetant le freudisme et l’aspect psychologique pur et dur, il considère que l’homme est un mammifère comme un autre, y compris dans son comportement vis-à-vis des addictions.
Le docteur Pérol a eu la vocation très tôt. Vers 15-16 ans, il comprend que la psychiatrie est quelque chose d’intéressant, et il commence à lire des ouvrages à la limite entre la psychologie et la psychiatrie. Plus tard, il entame des études de médecine et débute l’internat. À l’époque, l’internat en médecine était organisé de façon différente, et l’internat du CHU était orienté vers des services de médecine spécialisés. “Je suis un psychiatre qui a fait de la neurologie, de la pédiatrie et de la cancérologie. Donc très rapidement, j’ai eu une compréhension du corps assez différente des gens qui sont uniquement focalisés sur la psychologie. Sans médecine, la psychiatrie ne sert pas à grand-chose.”
Un parcours qui dessine sa pensée. “Très vite, je me suis intéressé au cerveau. Et j’ai découvert que Darwin avait dit des choses passionnantes, par exemple, que notre cerveau était vraiment un cerveau de mammifère”, confie-t-il.
L’homme est un animal comme les autres
Ce qui pourrait sembler évident, si l’on s’en tient à la catégorisation biologique des espèces, ne l’est pas pour tout le monde. Jean-Yves Pérol a rencontré de nombreux psychiatres persuadés que les problèmes psychiatriques n’étaient qu’humains. “J’ai pris l’exemple des vétérinaires, pour leur dire qu’ils avaient des chevaux, des chiens bipolaires. Des éléphants bipolaires, et ils ne sont pas faciles à traiter”, explique-t-il. Les mêmes pathologies ? “Oui, et les mêmes médicaments. On utilise les mêmes traitements sur un cheval bipolaire que sur un humain. Ce n’est pas spécifique : tous les mammifères sont bipolaires, potentiellement. Mais pas les oiseaux, les serpents, les poissons, parce qu’ils n’ont pas le même cerveau que nous, et ne peuvent pas être maniaco-dépressifs.”
“On a même un sommeil de mammifère. J’ai un diplôme sur le sommeil. Sur 10 000 psychiatres, on est 400 à en avoir un en France. Ils s’intéressent tous aux rêves et à leur interprétation, mais ils ne savent pas ce que c’est que le sommeil…”, déplore-t-il.
Et le tabac, Docteur ?
Le docteur Pérol a été confronté au tabagisme, durant sa carrière. “Quand on parle d’une addiction, le tabac, mais aussi l’alcool, le cannabis, la cocaïne, l’idée générale vient directement de la psychanalyse : c’est de penser que le fonctionnement normal du cerveau, c’est de ne pas fumer 40 cigarettes par jour. Selon eux, si on prend un produit addictif qui fait du mal, c’est qu’on a des problèmes. Donc, pensent les spécialistes de l’addiction, si on arrive à résoudre les problèmes, les gens vont reprendre une consommation normale. Boire un petit verre sans excès, etc. Fumer un cigare à l’occasion”, analyse-t-il.
C’est presque une spécificité dans notre pays. Pour Jean-Yves Pérol, “cette idée est très majoritaire en France, mais moins dans les autres pays. En somme, elle est fondée sur la psychothérapie, l’histoire de Cendrillon, on n’est pas heureux de notre vie, de notre conjoint, alors on boit beaucoup, on fume 40 cigarettes pas jour, et quand on rencontre notre Cendrillon, c’est fini, on n’a plus d’addiction.”
Le docteur Pérol ne croit pas en la différence entre addiction et dépendance. “C’est probablement faux, parce que la quantité d’alcool qui ne pose pas de problème, c’est seulement trois verres par jour, soit entre 25 et 30 grammes. Michael Schumacher avait pour coutume de dire que s’il buvait une coupe de champagne, il ne pouvait pas conduire pendant 24 heures sa Formule 1. Il y a des gens qui consomment des produits de façon à peu près normale, et qui ne subiront pas de conséquence, et d’autres qui subissent des conséquences importantes et qui consomment tout de même, c’est ce qu’on appelle la dépendance”, explique-t-il. L’addiction, selon le docteur Pérol, c’est “quand la personne sait qu’elle ne doit pas le faire, et qu’elle le fait quand même”.
Génétique et épigénétique
Jean-Yves Pérol a une spécialité : les troubles bipolaires. “Il y a 20 à 30 % des bipolaires qui sont malheureusement addictifs. C’est quelque chose qui m’étonne : en France, on produit plutôt de bons vins, plus de 90 % de la population va en consommer, et seulement 7 % des gens vont devenir alcooliques. Ça, c’est incompréhensible si l’on s’en tient à la sociologie ou à la psychologie. Il y a une autre cause, qui est complètement négligée par beaucoup de médecins.”
Le docteur Pérol a une théorie. “Pour déclencher une dépendance alcoolique, tabagique ou autre, il faut avoir un cerveau différent des autres. C’est du moins la façon dont je ressens les choses. Ce n’est pas le produit qui rend le cerveau différent des autres.” Une prédisposition génétique ? “Génétique ou épigénétique. C’est vrai qu’on a des familles d’alcooliques, ou des familles entières de fumeurs, mais il y a aussi l’épigenèse, c’est-à-dire un génome qui se transmet alors qu’il n’existait pas avant.” Et l’épigenèse pose la question de l’environnement, “puisque c’est l’environnement qui, potentiellement, transforme le génome”.
La conclusion est alors surprenante. Selon le psychiatre, “on ne peut pas devenir addictif seulement si on prend le produit. La question n’est pas celle de ceux qui ne deviennent pas dépendants en prenant le produit, la question, c’est : comment se fait-il que 15 % de ceux qui essaient le tabac deviennent tabagiques. Ils savent que le tabac donne le cancer du poumon, entre autres, mais ils disent ‘je vais mieux quand je fume’ et je pense qu’ils ont raison.”
Prédisposition addictive
“Quand vous avez une personne qui fume 40 cigarettes par jour, et qui les supporte très bien, malgré le fait qu’elle finira par faire un cancer, elle dit que son cerveau fonctionne mieux avec ses 40 cigarettes”, constate le docteur Pérol, puis il prend un exemple : “Imaginons une expérience : on prend un groupe de gens, et on leur dit qu’ils doivent boire une bouteille de whisky par jour, et chaque jour, on leur donne 200 euros. Au terme de cette expérience, il y aura 7 % d’alcooliques qui seront contents, et 90 % des sujets qui ne seront pas alcooliques. On ne peut pas devenir alcoolique si on n’a pas une prédisposition particulière. On n’a jamais vu de peuple à 100 % alcoolique.”
Ainsi, le psychiatre explique la baisse de consommation du tabac chez les Américains différemment des schémas habituels. “Les Américains subissent actuellement une pression sociale très forte. Quand un fumeur américain travaille au 75e étage de son building et qu’il doit tout descendre pour aller s’en griller une sur le trottoir, le deuxième jour, il est viré. Mais quand vous discutez avec cet Américain qui a arrêté de fumer par obligation, il dit qu’il regrette, que son cerveau marchait mieux. Le tabac agit, dans ce cas, comme stimulant, et en quelque sorte, un anxiolytique.”
La cigarette, cette inconnue
“La chimie de la cigarette est méconnue”, souligne le docteur Pérol. “Il y a deux substances reconnues pour avoir des actions sur le système nerveux : l’arsenic et la strychnine. On se focalise sur la nicotine, mais on ne se pose pas assez la question des autres produits un peu bizarres qui ont des actions sur le système nerveux.”
Une autre observation intéressante : “La nicotine existe dans le cerveau à l’état naturel. Et une hypothèse qui n’est pas du tout considérée par les spécialistes du tabac, c’est que les personnes dépendantes auraient, pour des raisons génétiques ou épigénétiques, un manque de nicotine dans le cerveau.” Une forme de manque naturel, une carence. “Et la cigarette, ça leur fait du bien, parce qu’elle compense ce manque. Ils ne mangent pas des kilos d’aubergine, parce que le tabac est beaucoup plus efficace dans la diffusion de la nicotine.”
“Il y a 4 000 ans, les premiers fumeurs avaient des pipes à nez, encore plus efficaces pour la diffusion, puisque plus près du système nerveux central, dans une zone fortement capillarisée. Et ils avaient aussi des cancers de la cloison nasale… Mais le problème d’efficacité des systèmes de diffusion de la nicotine, comme les patchs, c’est la rapidité et l’efficacité de délivrance”.
La lutte antitabac
Selon Jean-Yves Pérol, “le problème de la lutte antitabac, aujourd’hui, c’est qu’on ne prend pas en compte le fait que les fumeurs ont un système nerveux qui n’est pas le même que celui des autres. Quand on parle avec quelqu’un qui fume beaucoup, on comprend qu’un jour, il a découvert la cigarette, et 15 jours plus tard, il en fume trente.”
Le psychiatre donne un exemple sur les mécanismes neurologiques de la dépendance. “C’est le baclofène, pour les alcooliques. Découverts par hasard, les effets du baclofène sur les alcooliques sont assez extraordinaires. Quand on leur donne ce médicament, un alcoolique sur 2 arrête de boire, alors que, jusqu’à présent, les alcooliques étaient considérés comme incurables, avec un taux de réponse de 12 % aux traitements, cures, etc. La seule différence dans leur environnement, c’est la molécule du baclofène. Ils n’ont rien changé, ils ont la même femme, le même patron, les mêmes voisins, etc. Ils ont changé quelque chose seulement dans le cerveau. Ce qui prouve que la maladie alcoolique a une base principalement biologique. Et je pense que la maladie tabagique a également une base principalement biologique”, conclut-t-il.
La cigarette électronique
Alors la cigarette électronique serait-elle le baclofène du fumeur ? “C’est un produit qui est en mesure d’apporter une réponse, parce que finalement, on a la satisfaction de la nicotine sans le goudron, qui donne le cancer du poumon, principalement”, répond-il.
Pour expérimenter, le docteur voudrait changer, un peu, la recette des e-liquides. “Il faudrait ajouter un tout petit peu d’arsenic, un tout petit peu de cobalt, un tout petit peu de cadmium. Cobalt et cadmium sont des métaux lourds. Il y a un métal lourd dans le cerveau, c’est le lithium, qui a des effets thérapeutiques stupéfiants. C’est le traitement des bipolaires. Cobalt, cadmium et arsenic jouent certainement un rôle aussi. J’aimerais bien qu’on fasse l’expérience avec des cigarettes électroniques dont on aurait ajouté ces produits dans les liquides”, ose-t-il.
Tabac et schizophrénie
Le docteur Pérol ne souscrit pas à la théorie selon laquelle l’addiction à la nicotine serait un mythe entretenu par l’industrie pharmaceutique. “Non, je crois que, quand un fumeur dit que la cigarette lui fait du bien, il a raison. On a une maladie extraordinaire où il y a 100 % de fumeurs, c’est la schizophrénie. On peut même presque dire qu’un schizophrène qui ne fume pas, c’est une erreur de diagnostic”.
On l’explique comment ? “On peut imaginer qu’il y a une perturbation du système nicotinique, qui n’est d’ailleurs pas prise en compte. On explique qu’il faut les empêcher de fumer, parce qu’ils consomment énormément, 2 paquets par jour, souvent, et qu’ils meurent jeunes du fait des maladies induites, mais le pourquoi reste un mystère…”
“Ils fument des quantités absolument stupéfiantes, ils n’ont pas d’aphtes, de désagréments qu’une personne fumant autant qu’eux subirait. Il y a quelque chose de difficile à comprendre. Il y a quelque chose qui se passe, il y a une sorte de résistance qui se met en place”, observe-t-il.
On a essayé la cigarette électronique sur des schizophrènes ? “Oui, et ceux qui ont essayé disent qu’ils vapent tout le temps, quasiment 24 heures sur 24. Mais comme l’e-liquide est moins nocif, leur état de santé s’améliore, ils ne sont plus essoufflés. Je ne comprends pas, d’ailleurs, qu’on n’autorise pas l’usage de la vape dans les hôpitaux psychiatriques. Ce serait une mesure fondamentale.”
La vape diabolisée ?
Selon le docteur Pérol, “on est dans la préhistoire de la compréhension de ces phénomènes autour de la vape. Comme la morphine qui était diabolisée, à l’hôpital, il y a encore 50 ans. Aujourd’hui, on se rend compte que l’usage de la morphine ne crée pas des cohortes de morphinomanes. Demain ce sera le cannabis, qui a aussi des propriétés curatives, et on ne créera pas pour autant des légions d’accros au cannabis.”
Le baclofène a été un détonateur. “Le baclofène, c’est la démonstration qu’on a raconté beaucoup de bobards. On est enfin en train de comprendre que le mécanisme de l’addiction ne concerne qu’un petit nombre de gens qui ont une formule chimique différente. Mais ça va tellement contre le besoin de psychologie en France qu’on est encore traités de tous les noms”, déplore-t-il.
Le docteur Pérol n’hésite pas à se faire des ennemis. “Il n’y a que 3 pays au monde où la psychanalyse est aussi importante : l’Argentine, le Portugal, la France, et l’Italie aussi un peu. Ailleurs, elle est quasi inexistante. C’est une exception française surprenante et qui constitue un frein dans beaucoup de domaines”, regrette-il.
Alors, demain, pourra-t-on déterminer le profil génétique ? “Pas le profil, la constellation génétique. On se rend compte que certaines constellations de gènes sont différentes. On ne parle pas de gènes anormaux, mais différents.”
L’addiction, une allergie ?
“Les Américains ont une formule intéressante pour les alcooliques, qui est qu’en fait, ils sont allergiques à l’alcool. En gros, ils ne réagissent pas pareil qu’une personne non alcoolique, l’alcool abolit leur volonté. C’est là que le travail psychologique est intéressant, pour gérer cette frustration du ‘pourquoi moi ?’. C’est pareil pour les accros au tabac, mais la cigarette électronique est intéressante dans ce sens qu’elle permet à la personne dépendante d’avoir un peu de nicotine.”
Mais, et les personnes qui ont arrêté le tabac et qui vont bien ? “Discutez un peu avec eux, vous verrez qu’il y a toujours un peu de regret.”
Donc, la dépendance pourrait être une forme d’allergie ? “Oui, comme le diabétique est allergique au sucre, comme l’allergique à la fraise gonfle et étouffe quand il en mange. Sauf que la cigarette électronique permet d’avoir un peu de nicotine. Ce n’est peut-être pas totalement sain, mais de toute façon, c’est cent fois moins dangereux.”
Le docteur rejette aussi la théorie de la passerelle. “C’est un mensonge éhonté, ce n’est pas parce qu’un jeune vapote qu’il viendra à la cigarette, c’est une contre-vérité répandue par l’industrie du tabac.” Le docteur conclut l’entretien en insistant, souriant : “Précisez bien que ce sont les hypothèses d’un médecin atypique.”