Une réflexion d’Antoine Flahaut sur le réseau twitter nous a interrogé : et si une part de l’incompréhension entre pro et anti-vape était liée à la question de la nature des preuves scientifiques ? Quelles sont les différences entre preuve scientifique en épidémiologie et en clinique ? Antoine Flahault, a accepté notre invitation à éclairer ces concepts pour le plus grand nombre.
L’héritage de Bradford Hill
Les épidémiologistes ont construit une théorie de la décision reposant d’une part sur la statistique et d’autre part sur la notion de niveau de preuve. Historiquement, c’est le Britannique Sir Bradford Hill qui a élaboré cette théorie lorsque dans le début des années 1950, ses travaux ont mis en évidence l’association entre la cigarette et le cancer du poumon.
A cette époque, presque tous les hommes fumaient en Angleterre (90%), et mettre en évidence un tel lien statistique n’était pas chose simple. Il a alors comparé une série de patients atteints d’un cancer du poumon à une série de témoins indemnes de cancer. Il a remarqué que les malades de son étude étaient plus souvent des fumeurs que les témoins en bonne santé. Mais la différence entre les deux groupes était faible, de quelques pourcentages, car presque tous les témoins en bonne santé fumaient aussi…
Le recours à un test statistique allait servir de juge de paix, puisque une méthode indépendante, reproductible et neutre (c’est-à-dire scientifique) allait estimer que la différence était significative, avec un risque faible de se tromper.
Le lien de cause à effet
Mais, il restait la question non résolue de la causalité. Certes les malades avaient plus souvent fumé, mais cela ne signait pas le fait que la relation était nécessairement de nature causale. Certains arguaient par exemple que les patients atteints d’un cancer du poumon avaient plus fréquemment les doigts jaunes que les témoins indemnes de cancer, et l’on ne pouvait pas en déduire que les doigts jaunes provoquaient le cancer. En cela, ils avaient raison.
Alors Bradford Hill a eu l’idée de regarder si il existait une relation entre le niveau de consommation de cigarettes (1, 2, 10, 20, plus) et la survenue d’un cancer du poumon. Pour cela, il constitua une cohorte de médecins britanniques, en bonne santé au départ, et volontaires pour être suivis dans le temps, et même pendant de longues années. Certains (la plupart à l’époque) des médecins fumaient, d’autres (notamment les femmes) ne fumaient pas.
Le chercheur anglais a pu confirmer d’une part que les fumeurs avaient en moyenne 20 fois plus de risque de développer un cancer du poumon que les non-fumeurs, mais aussi, il a pu constater que les petits fumeurs se rapprochaient dans leurs niveaux de risques de celui des non-fumeurs, alors que les très gros fumeurs, eux pouvaient voir leur risque s’envoler, jusqu’à 40 fois plus de risque (et même davantage) de développer un cancer du poumon avec deux paquets ou plus par jour pendant de longues années. Cette relation avec la quantité de tabac fumé et avec la durée de l’exposition au tabac fumé était un des arguments supplémentaire en faveur d’une relation causale.
L’accumulation de preuves
Certes, ce n’était pas le même niveau de preuve que l’on pouvait obtenir en recherche clinique, en tirant au sort des patients à qui l’on prescrit un nouveau médicament et en comparant le taux de succès thérapeutique avec des patients prenant un placebo. Mais éthiquement, il n’est évidemment pas possible par tirage au sort de proposer à des personnes de fumer et de les comparer à un groupe de non fumeur.
En l’absence de possibilité éthique de réaliser des essais randomisés (ce qui se produit fréquemment en épidémiologie), c’est alors l’accumulation des arguments en faveur de la causalité (que l’on a appelé les arguments de causalité de Bradford Hill) qui permet de conclure à la relation causale ou non.
Ainsi, si les épidémiologistes reconnaissent l’essai randomisé en double aveugle contre placebo comme la méthode scientifique produisant le meilleur niveau de preuve possible, ils ont développé aujourd’hui un argumentaire reconnu par la communauté scientifique qui permet d’affirmer avec une forte probabilité, qu’un facteur est causal dans le développement d’une maladie.
Cela vaut pour d’autres sciences aujourd’hui. Par exemple, les débats ont été vifs au sujet du rôle causal de l’homme dans le réchauffement climatique. Aujourd’hui, cependant, les arguments scientifiques sont tout à fait convaincants auprès de l’immense majorité des climatologues, et pèsent beaucoup plus lourd en faveur du lien causal qu’en leur défaveur.
L’influence des lobbies
De nombreux lobbyistes de tout poil, des politiques aussi, savent très bien exploiter ces raisonnements probabilistes, y compris devant des juridictions diverses, pour nier des preuves scientifiques que la communauté scientifique, a su patiemment construire avec le temps, et les études épidémiologiques en particulier prennent parfois plusieurs années, voire décennies avant d’apporter des preuves de causalité.
Si le doute fait partie de la démarche scientifique, l’exploitation du doute à des fins plus ou moins cachées a souvent entaché des expertises manipulées par ces lobbies.
C’est d’ailleurs pour tenter d’éviter de prendre des retards dommageables pour la santé des populations que les législations de différents pays (en France, la Constitution même) y ont inscrit le principe de précaution. Certains reprochent au principe de précaution d’entraver la prise de risque, et l’innovation, mais son fondement est justement de permettre aux politiques de prendre des décisions raisonnables pour protéger la population avant de disposer de tous les éléments de preuve scientifiques, qui parfois mettent beaucoup de temps avant d’être tous réunis.