Quand il a des insomnies, au lieu de compter les moutons, Philippe Poirson compte les fumeurs. Après avoir épluché les statistiques des fumeurs suisses, il s’est attelé à l’analyse des statistiques affichées par l’Australie, souvent citée en exemple pour l’efficacité de sa lutte anti-tabac. Surprise.
Les fumeurs de plus de 14 ans
L’Australie et ses mesures draconiennes est l’exemple préféré de nombre de médias et de responsables de Santé lorsqu’il s’agit de politique anti-tabac. Mais qu’en est-il des chiffres du tabagisme australien ? La statistique officielle, de l’Australian Institute of Health and Welfare (AIHW) du Gouvernement, annonce 12,2% de fumeurs en Australie en 2016. Cette prévalence tabagique correspond à la part de fumeurs quotidiens dans la population des plus de 14 ans à l’exclusion des indigènes mesurée lors de la National Drug Strategy Household Survey (NDSHS) 2016.
Les habitués des statistiques du tabagisme auront peut-être tiqué. En effet, compter les fumeurs « de plus de 14 ans » est une spécificité australienne. La plupart des pays établissent ce décompte sur les plus de 15 ans, parfois même sur les plus de 16 ans. Cette petite astuce statistique a été implémentée, depuis quelques années par le professeur émérite Simon Chapman, titulaire d’un doctorat en communication, pour faire briller les résultats australiens sur la scène des politiques anti-tabac.
Omission des fumeurs aborigènes
Ces particularités amènent les spécialistes à préférer les statistiques des fumeurs adultes pour homogénéiser les données et comparer les prévalences tabagiques entre pays.
En Australie, les dernières données datent de 2016, point intermédiaire du plan tabac 2014-2018. Elles permettent d’évaluer à 15,8% la prévalence tabagique d’adultes non-indigènes fumeurs quotidiens. Tandis que 10,4% de la même population se déclare fumeurs occasionnels, un taux élevé comparé à d’autres pays. De son côté, autre monitorage officiel du tabagisme en Australie, le National Health Survey a recensé 14,5% de fumeurs adultes quotidien en 2015.
La ségrégation raciale met à part les aborigènes notamment. Comme la plupart des groupes sociaux stigmatisés et défavorisés, leur tabagisme est très élevé avec 44,4% de fumeurs quotidiens et 2,2% occasionnels estimés en 2016 par la NDSHS. L’espérance de vie des aborigènes est d’ailleurs en moyenne inférieure de 13 ans au reste de la population australienne, selon une étude récente (1).
En intégrant les indigènes à la statistique générale, les taux de prévalence tabagique des adultes australiens serait de 17% de fumeurs au quotidien et 26,2% en y ajoutant les fumeurs occasionnels. On reste bien en deçà de la prévalence tabagique française de 33% d’adultes fumeurs quotidiens et 36% avec les occasionnels évaluée par le dernier Eurobaromètre 2016. Mais l’Australie fait pâle figure si on la compare aux 5% de fumeurs au quotidien Suédois adultes (7% en comptant les occasionnels) qui ont bénéficié à plein de l’outil de réduction des méfaits du Snus.
Des signes d’essoufflement
Au-delà d’une comparaison synchronique, l’évolution diachronique des tendances ces dernières années nous renseigne sur la différence de dynamiques entre la politique coercitive australienne, basée sur la «dénormalisation» des fumeurs, et les politiques intégrant les aides à la sortie du tabagisme, comme le Royaume-Uni, et notamment le vapotage, aide la plus populaire chez les Britanniques et les Américains. Pour pouvoir comparer de manière rapide mais significative, le Dr Colin Mendelsohn s’est basé sur les statistiques adultes, pour éviter le biais de la prise en compte d’âges différents entre les pays.
Son graphique montre que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont vu leur baisse du tabagisme s’accélérer depuis l’essor du vapotage. Tandis qu’en l’Australie, à l’image de la Suisse, l’interdiction de vente des liquides nicotinés n’a pas permis un tel essor du vapotage. L’Australie subit une stagnation du tabagisme en dépit de l’introduction du paquet neutre fin 2012 et d’une politique de taxation la plus dure au monde, avec un paquet vendu à l’équivalent de 17€ (26 $ aus). Son augmentation sera de 12,5% par an sur les quatre prochaines années pour le porter à environ 27€.
Déjà sensiblement moins élevé qu’en Europe dans les années 1990, le tabagisme australien a cependant décru de moitié en un peu plus d’un quart de siècle. Mais le modèle montre des signes d’essoufflement. Au-delà des statistiques, toujours sujet à caution sur les limites de monitorage notamment envers les groupes sociaux les plus enclins au tabagisme, les faits divers de saisies de plantations clandestines de tabac et de contrebande de cigarettes laisse deviner un envers du décor moins héroïque que la communication officielle.
Le vapotage nicotiné au programme du parlement
L’hostilité aux mesures d’aides aux fumeurs rejette les outils de sevrage au profit de la stigmatisation des fumeurs. Aider les groupes défavorisés, les femmes ou les personnes atteintes de troubles psychiques seraient miner la politique de «dénormalisation» du tabagisme pour ses tenants.
Pourtant, parmi les australiens ayant tenté d’arrêter de fumer, 62,7% des personnes de catégorie de revenu supérieur ont réussi contre seulement 42,2% des personnes de bas revenu. Bien que la part respective de fumeurs essayant de sortir du tabagisme est similaire entre les deux groupes sociaux (autour de 45% des fumeurs).
Des éléments significatifs qui pouraient plaider pour une politique plus compassionnelle bénéficiant de l’autorisation de la légalisation des moyens de réduction des méfaits, tels que le vapotage nicotiné. Un débat d’actualité pour les autorités australiennes qui planchent actuellement sur le sujet.
(1) Mortality trends in Australian Aboriginal peoples and New Zealand Māori ; Phillips, Bronwen – Daniels, John – Woodward, Alistair – Blakely, Tony – Taylor, Richard – Morrell, Stephen ; Population Health MetricsAdvancing innovation in health measurement ; 2017 15:2 ; DOI: 10.1186/s12963-017-0140-6