Basée dans le 13e arrondissement de Marseille, Aroma Sense fait partie des quelques sociétés françaises qui développent des arômes spécialement pour la vape. Sans langue de bois, ses fondateurs Brice Rom et Guillaume Lecas racontent l’évolution de leur société et leur vision du marché français.

De quel milieu professionnel venez-vous ?

Brice Rom : J’ai fait beaucoup de choses avant Aroma Sense, plutôt dans le commerce : épicerie fine, optimisation fiscale pour les paies dans les entreprises, dans les télécommunications.

Comment vous êtes-vous intéressé à la cigarette électronique ?

“On a commencé avec 10 000 euros à créer des petites séries” -Brice Rom

R. : Je suis entré dans une boutique de cigarette électronique en 2012, et j’ai été bluffé, ça a été miraculeux, j’ai arrêté la cigarette pendant deux mois (malheureusement, j’ai repris, mais je compte me remettre à la vape). Là, je me suis dit qu’il fallait absolument que je le vende : j’ai travaillé pour une société basée à Lyon pour développer un réseau dans le Sud de la France et il y a eu une pénurie de liquide. Et Guillaume (Lecas, NDLR) avait plus que de très bonnes connaissances en chimie.

Vous vous connaissiez à l’époque ?

R. : Oui, c’est vraiment un ami de longue date. Et il me demande ce que c’est comme produit et de quoi sont composés les liquides. On a voulu les faire analyser, on a essuyé beaucoup de refus de la part des laboratoires parce que c’était un produit de la cigarette électronique. On savait bien sûr qu’il y avait du PG, de la glycérine, de la nicotine et des arômes. Donc on a cherché des sociétés en mesure de vendre de l’arôme. En 2013, on a commencé avec 10 000 € à faire des petites séries de trois produits et on sous-traitait tout, que ce soit l’embouteillage ou l’assemblage. Ensuite, on est revenu à la charge pour savoir ce que contenaient les arômes, pour se protéger d’un éventuel arrêt de vente de sociétés comme Mane ou Charabot.

Guillaume Lecas : On voulait anticiper la directive tabac parce qu’on savait qu’elle allait tomber. On savait qu’il faudrait donner la composition des produits et on ne la connaissait pas. On voulait connaître la composition complète de nos produits, savoir ce qu’on fournissait par rapport à notre responsabilité.

Quelle est votre formation, Guillaume ?

L. : J’ai une formation commerciale, mais j’ai toujours travaillé dans la chimie depuis que j’ai 18 ans et je suis passionné de chimie, donc j’avais pas mal de connaissances dans ce secteur : je savais à qui m’adresser et quels types d’analyses il fallait réaliser. On s’est donc retrouvé à acheter du matériel, à apprendre à s’en servir et à recruter des gens qui savaient s’en servir.

On peut situer ça à quelle période ?

“On a la formule complète de la composition des produits, on ne dépend pas d’une société tierce” -Guillaume Lecas

R. : C’était en 2013, on a recruté une aromaticienne et on s’est vraiment intéressé à la composition. Fin 2014, on a alors commencé à proposer de la sous-traitance au niveau des arômes pour des chaînes de magasins.

Ça se faisait déjà ?

L. : Oui, les marques blanches existaient déjà et la composition d’arômes sur mesure aussi, mais aucun acteur ne faisait les deux à la fois. Et puis les grandes sociétés d’arômes n’étaient pas forcément très impliquées sur les projets de fabricants d’e-liquides, puisque les volumes sont très faibles par rapport à des clients de l’agroalimentaire. De fil en aiguille, le fait qu’on formule l’arôme faisait qu’après, on pouvait le vendre en vrac ou en conditionnement sur mesure, ce qui nous a ouvert de nouveaux marchés pour les clients qui voulaient lancer des gammes. Et ça a fait boule de neige… Le fait qu’on maîtrise la composition du produit était un atout pour ceux qui anticipaient la TPD, qui ne savaient pas ce qu’on allait leur demander. Savoir combien de nicotine on retrouve dans les émissions, savoir si la diffusion est constante, ça nous donnait une crédibilité, même si à l’heure actuelle, il n’y a pas de ligne directrice là-dessus. On a la formule complète de la composition des produits, on ne dépend pas d’une société tierce, qui peut du jour au lendemain vous dire : “On vous a marqué que c’était des arômes alimentaires, ce n’est pas de notre responsabilité si ça ne va pas dans votre produit.”

Aujourd’hui, quel est l’essentiel de votre activité ?

R. : C’est de l’accompagnement de fabricant. Ça va de la composition des arômes au design de l’étiquette, en passant par le concept de la marque et le site Web, les plaquettes de communication. On propose une vision globale du développement du produit.

L. : On propose aussi de la fabrication d’arômes sur mesure et des arômes en vrac.

Vous vendez toujours au public ?

L. : Non, on a arrêté. On ne vend plus aux particuliers, ni aux boutiques. On passe par des grossistes ou des réseaux de franchiseurs.

Quand avez-vous arrêté la vente aux particuliers ?

L. : On a arrêté depuis l’application de la TPD.

Quel est l’effectif d’Aroma Sense ?

R. : On est 11 salariés et 2 associés. Au laboratoire, il y a 3 salariés, dont deux aromaticiens et des stagiaires qui viennent de Foqual, une école qui forme des aromaticiens et des chimistes sur Grasse, et de l’Isipca à Paris. Au conditionnement, il y a 7 salariés et on devrait embaucher 2 autres personnes pour passer aux 3/8.

C’est la rançon du succès !

“Chaque année, on multiplie notre chiffre d’affaires par 2 ou par 3” -Guillaume Lecas

R. : C’est un enjeu économique. Plus vite c’est livré, plus vite c’est vendu. Comme on a beaucoup de charges, un jour de perdu ça nous pénalise. Nos salariés en ont conscience et sont intéressés financièrement. Tous les maillons de la chaîne sont importants et cette notion est très importante ici.

Au niveau technique, de quel matériel êtes-vous équipés ?

L. : On a trois chromatographies gazeuses, dont deux couplées à des spectromètres de masse, un robot de préparation d’échantillon, un poste de pesée automatique qui permet de tracer les composants. On a aussi une HPLC (chromatographie en phase liquide à haute performance) pour le sucralose ou les aldéhydes. Pour le conditionnement, on a deux lignes, une automatique et une semi-automatique, qui permettent d’embouteiller 15 000 fioles par jour.

Quelle est l’évolution du chiffre d’affaires ?

L. : On le multiplie par 2 ou par 3 chaque année. Cette année, on devrait être à 1,5 million d’euros.

Vous pouvez citer des clients ?

R. : Je ne préfère pas. On travaille avec tout le monde. Ça va des chaînes de boutiques françaises à des marques américaines, malaisiennes, dont on s’occupe du conditionnement et des déclarations TPD. On a aussi des marques anglaises qui sont clientes pour les arômes. Mais je préfère qu’on parle des marques comme Juice Stick ou Full Moon, qu’on accompagne de A à Z.

Les arômes que vous créez peuvent-ils se retrouver dans plusieurs liquides ?

R. : Non, quand on crée un arôme on ne le vend pas à d’autres clients, à part s’il ne plaît pas ou s’il est abandonné, c’est une question déontologie.

Quel est l’impact de la TPD sur votre entreprise ?

“À un moment donné, et ça c’est sûr et certain, l’ANSES va demander la composition des e-liquides” -Brice Rom

R. : Ça n’a été que des ennuis au niveau de l’étiquetage. Au niveau des déclarations, je n’ai jamais vu un système aussi compliqué à mettre en place que leur logiciel. Par contre, elle a l’avantage d’épurer un peu le marché et d’arriver à une offre un peu plus cohérente. Avant, on trouvait des produits vieillis en fût de chêne à 30 € les 30 ml, aujourd’hui, ils sont à 6 € les 10 ml.

La TPD n’est pas un avantage pour une société comme la vôtre, puisqu’elle complexifie le processus de vente…

R. : En fait, ce qu’il va se passer quand l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) va sortir la tête de l’eau, c’est qu’ils vont dire : “OK, c’est très bien, vous avez un arôme fraise malaisien. Parfait, mais qu’est-ce qu’il y a dedans ?” Et là, ça va être compliqué. Nous, on sera en mesure de leur dire ce qu’il y a dedans. Et la problématique est là. Aujourd’hui, la TPD ne sert à rien, à part imposer de mettre des étiquettes qui font trois tours autour de la fiole. Pour le consommateur, ce n’est pas rassurant, il n’y a pas d’informations utiles dessus. Par contre, on en a fait pour des clients qui font de l’importation de produits malaisiens. On leur a demandé la composition des arômes. Ils nous ont renvoyé des photos de jolis locaux en Malaisie mais nous, on veut connaître la composition des arômes, et ça… À un moment donné, et ça c’est sûr et certain, l’ANSES va demander la composition des e-liquides. Aujourd’hui, les fabricants ne savent pas ce qu’il y a dans les liquides. Donc, l’aspect réglementaire va prendre une grande part du travail. Ici, nous allons créer un poste dédié. La nicotine va être concernée aussi. Pour revenir sur les liquides malaisiens, on a fait des analyses de nicotine, il n’y en a pas un qui est exact. Le 3 mg/ml c’est du 1, il faut croire qu’ils ne savent pas peser. Pour faire les déclarations TPD, on leur demandait la liste des ingrédients utilisés et ça ne faisait jamais 100 %, c’est surréaliste.

Ce n’est pas très rassurant tout ça…

“Les bases en 0, ce n’est pas l’avenir, c’est trop compliqué pour 90 % des vapoteurs” -Brice Rom

R. : Mais ce n’est pas très grave s’il y a plus ou moins de nicotine. Tant que ce n’est pas délirant, il n’y a pas de danger sanitaire là-dedans. Pour revenir à la TPD, le but c’est de travailler avec l’ANSES qui récolte les données, pour savoir ce dont ils ont besoin afin de voir réellement ce qu’il y a dans les produits. Par exemple, pour les arômes alimentaires asiatiques et américains, ce ne sont pas les mêmes normes qu’en Europe. Notamment pour les asiatiques, qui contiennent des matières aromatiques destinées à la parfumerie et non à l’alimentaire. Le but, c’est d’arriver à une transparence au niveau des fabricants.

On parle de moyen terme ?

R. : Pour les aldéhydes, une substance potentiellement dangereuse pour les poumons, la norme sera définie en septembre (interview réalisée en juin 2017, NDLR).

Que pensez-vous des bases aromatisées en 0 de nicotine ?

R. : Ce ne sera jamais réglementé, c’est impossible, on trouve des arômes vanille en supermarché.

Ça représente quel pourcentage des ventes ?

R. : Je ne sais pas du tout, mais on en fabrique de plus en plus. Ce format est intéressant parce que ça permet de tester un produit, puis de le déclarer s’il fonctionne. Mais je ne pense pas que ce soit l’avenir.

Pourquoi ?

“On s’intéresse particulièrement à l’accompagnement dans le processus de création de marques. C’est ce genre de chose qui va prendre de l’ampleur” -Brice Rom

R. : Parce que la manipulation est trop compliquée pour 90 % des vapoteurs. Le marché, aujourd’hui, est constitué de personnes qui veulent arrêter de fumer, qui veulent un goût tabac, un goût menthe. Les grandes tendances aujourd’hui, c’est ce qui est tabac, les fruités frais, tout ce qui est soufré type Red Astaire et les vanillés. On le voit par rapport à ce qu’on met en bouteilles.

Vous n’avez pas envie de développer votre propre gamme ?

R. : On a une problématique là-dessus. On dépendait d’une gamme qu’on a arrêtée, et aujourd’hui, ce serait difficile d’avoir une étiquette “Labo” et une étiquette “fabricant”. On se concurrencerait et on n’a pas la structure pour le faire, c’est un métier à part, à plein temps avec une organisation spécifique. Ce serait une erreur de le faire aujourd’hui.

Comment va évoluer Aroma Sense ?

R. : On s’intéresse particulièrement à l’accompagnement dans le processus de création de marques. Le secteur est tel que c’est ce genre de chose qui va prendre de l’ampleur.

L. : On va aussi mettre en place des outils techniques et informatiques qui vont permettre de créer de nouveaux arômes plus rapidement.

Il y a des arômes sur lesquels vous butez ?

L. : (il réfléchit) Ce qui est très compliqué en ce moment, c’est tous les gens qui viennent nous voir pour nous demander de refaire un liquide malaisien X ou Y, parce que c’est un mélange de 15 arômes de fruits de X fournisseurs différents et qu’il y a 50 substances qui se superposent. Au-delà de ça, le plus délicat, ce sont les arômes qui contiennent un grand nombre d’extraits naturels, principalement des huiles essentielles, parce que les concentrations sont différentes et qu’elles se superposent. Au passage, il faut arrêter de dire qu’il ne faut pas mettre d’huile essentielle dans les e-liquides, il y en a dans les liquides aromatisés à la menthe, par exemple.

Ça vous arrive de refuser un projet, si vous sentez que la personne ne le portera pas à son terme ?

“Au lieu de tester la présence de métaux lourds dans les liquides, on ferait mieux de s’intéresser à la composition aromatisante” -Guillaume Lecas

R. : C’est quelque chose que l’on n’a jamais monnayé encore, mais on va y arriver. Si on te donne quelque chose, ce n’est pas pareil que si tu l’achètes. Si le client met 10 000 € dans le projet, il est plus motivé pour en faire un succès.

Comment vous voyez évoluer le marché français ?

G. L. : On en saura plus quand l’ANSES va commencer à transmettre ses lignes directrices. Pour l’instant, la TPD a fait beaucoup de bruit, mais concrètement, il ne s’est rien passé. Est-ce qu’il va y avoir un travail fait pour déterminer quels sont les composants stables à température ? On pourrait tester individuellement chaque substance aromatisante à température dans différentes conditions pour savoir quelles substances sont réellement adaptées à la vaporisation. Au lieu de tester la présence de métaux lourds dans les liquides, on ferait mieux de s’intéresser à la composition aromatisante, à savoir qu’est-ce qui est stable ? En quoi ça se transforme ? Quels sont les risques pour la santé ? Est-ce qu’on connaît la toxicité des composés d’origine ? A priori oui, s’ils sont utilisés dans l’alimentaire, il y a des données. Après, pour les composés de dégradation eux-mêmes, est-ce qu’il y en a ? Est-ce qu’on les identifie ? Et ça, ça va vraiment déterminer l’avenir du secteur. Si demain, on ne reste que sur du marketing, ça n’évoluera pas de la même manière que si on s’oriente vers une technicité avec quelque chose de plus contraignant au niveau sanitaire. Je pense que le secteur va se concentrer et être moins enclin à faire des Gorilla en 60 ml surdosés en arômes sans notification à la TPD. C’est la dose qui fait le poison. Il vaut mieux quelques PPM de diacétyle que 2 % d’un composé irritant.


Interview réalisée en juin 2017. Note : Brice Rom a quitté la société fin juillet 2017.

Annonce